Economie tunisie

Analyse | La coopération tuniso-chinoise, quels leviers pour un partenariat juste ?

 

Par Moez Soussi
Expert en évaluation des politiques économiques et des projets

La récente visite du Président de la République Kaïs Saïed en Chine, du 28 mai au 1er juin 2024, met en exergue la volonté des deux pays de développer les liens de coopération économique. Cette visite s’inscrit dans le cadre du 10e Forum ministériel de coopération sino-arabe, prévu pour le 30 mai 2024. Ce forum fait suite aux accords conclus lors du premier sommet sino-arabe, qui a eu lieu à Riyad en décembre 2022 et auquel ont participé, avec la Chine, tous les pays arabes, sauf le Yémen pour des raisons sécuritaires.

Nous observons, ces dernières années, que la Chine élargit et intensifie sa coopération avec le monde arabe. Cette coopération ne concerne plus seulement l’énergie et les hydrocarbures, mais vise un partenariat global incluant la politique, l’économie, la sécurité et la défense. Nous observons des accords sur les énergies renouvelables, dont l’hydrogène vert, des projets de construction, ainsi qu’une coopération sur l’intelligence artificielle, l’aéronautique et les nouvelles routes de la soie.

Selon un communiqué de la Présidence de la République, la visite a permis de signer, le 31 mai 2024 à Pékin, un ensemble d’accords de coopération économique et technique. Cet accord-cadre comprend un mémorandum d’accord sur la création d’un groupe de travail sur l’investissement, un mémorandum d’accord sur le renforcement de la coopération au développement et la promotion de l’activation de l’Initiative de développement mondial, et un protocole d’accord dans le domaine du développement vert et à faible émission de carbone.

Par ailleurs, trois accords ont également été signés dans le domaine des médias écrits et audiovisuels : un premier portant sur la coopération entre la Radio nationale tunisienne et la Société chinoise de radio et de télévision, un deuxième visant une coopération entre l’Agence de presse TAP et l’Agence de presse chinoise Xinhua, et un protocole d’accord entre la Télévision tunisienne et le China Media Group.

Alors, quels enjeux économiques peuvent être abordés suite au renforcement des rapports et des visites de haut niveau entre les deux pays ? Quelles pistes pour la Tunisie afin d’établir une coopération juste, conciliant les priorités de son économie et respectant les reconfigurations des centres de pouvoir dans le monde ?

La Chine, acteur économique d’ampleur et incontournable

Personne ne peut ignorer que la Chine est aujourd’hui un acteur incontournable sur la scène internationale. C’est un pays qui influence la géopolitique mondiale et qui s’apprête bientôt à devenir la première force économique du monde.

Sur le plan économique, il importe de souligner que la Chine représentait, en 2023, 17% de l’économie mondiale, contre 25% pour les Etats-Unis. L’économie chinoise a réalisé une croissance moyenne de 7% entre 2010 et 2022, contre 2,1% pour les Etats-Unis. À ce rythme, la Chine deviendra la première force économique mondiale entre 2027 et 2028. En 2036, le PIB chinois devrait dépasser celui des Etats-Unis de 50%.

Démographiquement, la Chine est aujourd’hui le deuxième pays le plus peuplé au monde après l’Inde, abritant 1.412,175 millions d’individus, dont 48% sont des femmes. La densité de la population est de 150 individus par km², soit le double de celle de la Tunisie. Une comparaison avec la Tunisie fait ressortir qu’en 2010, le PIB chinois était 132 fois celui de la Tunisie. En 2022, l’écart s’est remarquablement creusé pour atteindre 388. Etant donné que la population chinoise est 114 fois celle de la Tunisie, un calcul simple montre qu’un Chinois est 3,5 fois plus productif qu’un Tunisien.

Sur le plan des échanges de marchandises entre les deux pays, le chiffre d’affaires totalisant les importations et les exportations a atteint 2 835 millions de dollars américains en 2022. Ces échanges ont augmenté de 17,3% en 2021 et de 20,0% en 2022. Le total des exportations de marchandises de la Tunisie vers la Chine ne dépassait pas 42,875 millions de dollars en 2022, ce qui représente 0,24% du total des exportations tunisiennes. Les 10 principaux produits exportés vers la Chine sont (montants exprimés en milliers de dollars américains) : machines, appareils et matériels électriques et leurs parties (21.358), cuivre et ouvrages en cuivre (5.683), sel, soufre, terres et pierres, plâtres, chaux et ciments (4.267), matières plastiques et ouvrages en ces matières (2.342), aluminium et ouvrages en aluminium (2.245), vêtements et accessoires du vêtement, autres qu’en bonneterie (1.511)…, etc. 

Quant aux importations en provenance de la Chine, elles ont atteint un total de 2.792,1 millions de dollars en 2022, ce qui correspond à 10,5% du total des importations tunisiennes.

Il est clair que les échanges portent principalement sur des produits industrialisés, des produits finis et semi-finis servant à la production. La Tunisie accuse un déficit commercial avec la Chine atteignant -2.749,2 millions de dollars en 2022, représentant à lui seul un peu plus d’un tiers du déficit commercial total, soit -8.127,3 millions de dollars.

Tunisie et Chine : une coopération juste et prometteuse

Malgré le poids important en matière d’échanges commerciaux, la Chine ne figure pas parmi les grands bailleurs de fonds bilatéraux pour la Tunisie, tels que l’Allemagne, la France et l’Algérie. En revanche, le potentiel de développement de la coopération est très important, compte tenu de la stratégie d’ouverture de la Chine vers les pays d’Afrique et de ses politiques dans le cadre des nouvelles routes de la soie.

La Chine, de plus en plus affirmée dans son statut de « compétiteur stratégique» mondial, privilégie ses accès commerciaux. Aujourd’hui, plus des deux tiers de ses ventes en Europe transitent par le canal de Suez. Dans le cadre de ses nouvelles routes de la soie, elle dispose déjà sur le pourtour méditerranéen d’une dizaine d’infrastructures portuaires interconnectées : en Egypte (Port-Saïd, Damiette), en France (Fos-Marseille), en Turquie (Ambarli), en Grèce (Le Pirée), en Italie (Vado Ligure), en Espagne (Valence), et bientôt en Algérie (El-Hamdania). En attendant un point portuaire maritime en Tunisie, les transports se développent et les chaînes de valeur se raccourcissent, touchant à des segments dégageant plus de valeur ajoutée et valorisant de plus en plus l’intelligence et l’ingénierie humaines.

En effet, les nouvelles routes de la soie ne concernent pas uniquement les projets d’infrastructure et les échanges commerciaux de marchandises, mais aussi un choix stratégique pour bâtir les piliers d’une «route de la soie digitale ou numérique». Selon l’Observatoire français, les nouvelles routes de la soie répondent à plusieurs objectifs, dont notamment :

– Faire de la Chine un leader mondial dans la fourniture de connectivité numérique d’infrastructure et faciliter son expansion mondiale,

– Créer une infrastructure de connectivité numérique asiatique et mondiale davantage centrée sur la Chine.

– Permettre à la Chine d’exercer une plus grande influence dans la définition des normes technologiques mondiales, notamment les cybernormes.

– Développer le commerce électronique et les technologies financières orientés vers la Chine et influencer le discours mondial.

– Permettre aux entreprises et aux autorités chinoises d’accéder à de vastes réservoirs de données étrangères.

Pékin s’illustre également sur le marché important des câbles sous-marins en Méditerranée, et la Tunisie ne peut que bénéficier de cette grande compétence dans la construction de son projet d’interconnexion énergétique Elmed.

Les rapports économiques entre la Tunisie et la Chine, contrairement à ceux avec les partenaires habituels européens, ne devraient pas être influencés ni par les restrictions sur les mouvements de personnes ni par les questions des flux migratoires clandestins, ce qui constitue déjà un atout très important pour des négociations franches, équilibrées et justes. Le seul obstacle, de notre point de vue, est lié aux coûts de transport et de transaction en général. A juste titre, en 2022, le nombre de Tunisiens résidents en Chine ne dépassait pas 378 personnes, tandis qu’en Europe, ce nombre atteignait 1.540.183 individus, dont 52% sont employés.

En revanche, la stratégie de positionnement stratégique menée par la Chine, l’avancement dans le grand projet des nouvelles routes de la soie dans ses volets hard et soft, et le renforcement de l’utilisation de l’intelligence artificielle permettront de réduire les coûts de transaction et d’ouvrir la coopération sur de nouveaux produits, notamment le renforcement des exportations de produits alimentaires et agroalimentaires, et un meilleur ciblage des importations basé plutôt sur une coopération en matière de projets d’investissement. De plus, dans le domaine du high-tech, la Tunisie pourrait très bien miser sur les avancées technologiques de la Chine dans le domaine de la production de panneaux photovoltaïques, envisageant la création d’ateliers ou d’usines servant l’Europe et l’Afrique.

Un nouveau partenariat avec la Chine est certes prometteur, mais il reste à la merci de notre capacité à proposer et à attirer des projets win-win qui coïncident avec la vision stratégique d’un grand pays comme la Chine, qui est et reste un acteur majeur de la géopolitique mondiale et dans notre région.

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