Culture

“Strata of Being” de Sana Chamakh au 32 Bis : La cicatrice…

 

Pour sa première exposition personnelle, Sana Chamakh s’exprime en solo, un solo qui résonne dans ce lieu qui s’est adapté à un parcours et une démarche, créant, dans sa scénographie, des zones de l’intime, des ouvertures surexposées et des transparences.

Sana Chamakh prend, comme point de départ, le corps, la peau, la sienne en l’occurrence, les traumatismes sont son terrain de jeux, elle les connaît, les descelle, les déchiffre et les transpose dans une pratique artistique qui lui ressemble.

Car le travail de Sana Chamakh s’inspire du corps humain dans son existence sociale et physique. L’intérêt de l’artiste pour la mode et le tissu transparaît dans son exploration des postures et de l’anatomie. «En travaillant sur l’anatomie du corps, en cartographiant ses formes dans ma mémoire, plus j’expérimentais, mieux j’arrivais à comprendre mon corps, à me comprendre moi-même». Le corps humain est au cœur de la réflexion sur les facettes de l’identité telles que le genre, la sexualité, la race et l’appartenance ethnique. Les gens transforment leur corps pour s’aligner ou se rebeller contre les conventions sociales et pour exprimer des messages à leur entourage. «J’essaie d’explorer le genre à travers les représentations du corps, tel qu’il est vécu à travers les différentes étapes de la vie d’une femme, la mienne. Je me concentre sur les figures féminines et les études de la chair humaine, en essayant de révéler la relation que nous entretenons avec notre corps et nos émotions dans la société moderne». Dit-elle. Sana a fait l’école des beaux-arts, puis a migré vers un monde de la mode, du stylisme-modélisme pour en sortir avec un outillage qui lui a permis un récit de vie… Un parcours plastique à travers des œuvres qui ne répondent à aucune unicité dans les supports utilisés mais qui s’imbriquent parfaitement pour compléter le puzzle des traces qu’impactent la peau et les éclaboussures qui en découlent. Si les œuvres de Sana Chamakh réfléchissent la peau, la questionnent, la découpent, opèrent des vues d’ensemble, se lisent en aparté, invitent au rapprochement et incitent à l’éloignement, sa thématique est essentiellement les traumatismes que vit le corps et particulièrement la peau. Cet impact qui rougit puis s‘estompe petit à petit, ces coupures qui cicatrisent tant bien que mal, laissant sa marque unique, cette seconde peau qui nous colle à la peau, ces profondeurs invisibles qui nous amènent à les souligner par un marquage qui nous distingue… La peau telle qu’elle est envisagée par l’artiste ; c’est l’interface avec le monde extérieur, la première qui reçoit les impacts et les chocs et la première qui guérit contrairement aux zones profondes qui mettent plus de temps à le faire, si jamais ils guérissent. L’artiste travaille la peau, celles des animaux, également avec des lattes de cuir récupérées des objets divers fonctionnels conçues en tant que tenture dans une forme semblable à un buste de femme. Elle part essentiellement de son expérience à elle, son corps à elle, les traumas qu’elle a connus, elle, qui a un rapport particulier avec son propre corps avec son «moi-peau» bien prononcé.

Dans une série conçue à partir de l’idée du «patron de couture » elle décline cette interface corporelle vers le projet de vêtement, l’habit. Celui qu’on conçoit pour cacher ou sublimer le corps. Ce rapport au vêtement, une norme qu’on met en place sur un patron en papier qui détermine la coupe du tissu, et façonne le corps que nous voulons avoir et auquel nous devons correspondre par défaut. Des pièces de patronage deviennent des personnages à part dans une esthétique de dessins et d’assemblages entre tissu et papier en ayant pour perspective un habit qu’on ne saurait endosser.

Quelques-unes des œuvres de Sana Chamakh. Crédit photos: Nicolas Fauqué

Strata of being ce sont des couches de l’être que l’artiste invite à voir et à interroger tout au long du parcours de l’exposition. Elle raconte les différentes couches qui enveloppent le corps à commencer par les mensurations du corps, le tissu qui est le revêtement qui couvre le corps et l’habille et dessine ses formes.

Le rouge de la broderie centrale attire et impacte le visiteur. Avec une œuvre faite à 4 mains avec sa propre mère ; c’est le lien de la naissance qui se dresse en suspens, l’âge adulte correspond avec un cordon ombilical non rompu dans une représentation bichrome entre lien, séparation et transmission.

La série des cuirs avec la peau tendue sur une structure telle un métier à tisser rompt avec sa forme reconnaissable d’objet fonctionnel, qui devient décor, qui devient buste ou forme humaine lacérée.

Avec le plâtre, elle moule des pièces, le drapage, les plis et les faux plis qui prennent une forme solide, une couche de plus faite du mouvement, de la posture et de la force qu’exerce le corps sur le tissu lui otant sa forme plate et lisse. Des contorsions qui sont en soi une autre couche que crée le tissu même qui rend visible le mouvement donnant naissance à une forme complètement différente qui rappelle le drapé des sculptures antiques qu’on regarde comme une forme d’élégance sans se rendre compte à quel point cela pourrait être lourd et contraignant.

Une autre série de moulages révèle des fragments de corps qui portent des cicatrices, c’est comme un zoom qu’elle opère sur la marque qui devient ADN distinctif. Balafre, césarienne, opérations subies, une chute du vélo, une écorchure… Toute une histoire sociopsychologique. Chaque cicatrice raconte un épisode de la vie. Ces moulages nous permettent de les regarder en face pour pouvoir les accepter et surtout ne pas les oublier et oublier qui nous sommes. Les cicatrices, remède absolu contre le déni.

En fin de parcours, c’est un cheminement vers la guérison, celle de la surface, celle de la peau. Avec une série d’hématomes, grossis à outrance, dans une l’étude d’un « bleu ». Un impact qui va vers sa disparition, à travers une suite allant du bleu, vers le violet, en passant par le rose, le jaune jusqu’à ce qu’il s’estompe. Ce n’est qu’une évocation de la surface et rien d’autre, l’aplat de la photo ne permet pas la vue en profondeur.

Pour Hela Djobbi, une des deux commissaires de l’exposition et directrice du 32 bis, elle qualifie le travail de Sana Chamakh de muse fragmentée. «Dans l’art, nous avons toujours une muse parfaite qui ne nous ressemble pas, là c’est une muse qui nous ressemble avec des fragments qui se croisent avec ta vie, elle semble nous dire que «tu es la muse de ta vie». D’ailleurs, dans son texte curatorial, elle cite Jalaleddine Rumi “Une taillade est le lieu par lequel la lumière entre en vous”. Pour parler des accès temporaires vers l’âme, qui s’ouvrent afin que le dialogue avec le monde extérieur puisse s’établir à travers cette étoffe délicate qui nous enveloppe. De chaque échange se trame une couche qui déploie son historique en trois temps : passé, présent et futur. Malgré sa délicatesse, la peau, cette étole naturelle qui, grâce à son exceptionnelle aptitude à négocier avec le monde, défie les lois du temps fermement et en silence.

Et Selma Kossentini, 2e commissaire de l’exposition, ajoute comme dans une conversation autour de l’œuvre « Nous sommes, aussi, des tapisseries complexes, des fils entrelacés dans la trame des systèmes culturels et somatiques. Nos histoires, mêlées à celles des autres, forment le dense récit de l’humanité. Pourtant, sous la surface se cache une cartographie silencieuse — une carte de nos traumatismes, gravée dans le tissu même de notre être. Chaque cicatrice, chaque marque, en dit long, révélant les fardeaux que nous portons, les blessures qui sont les nôtres.

Dans Stata of being, il n’y a point de colère ou de rage aspirant à une revanche sur la vie et ses travers. Sana Chamakh dans sa première exposition personnelle présente un acte serein au visage béat regardant en face les traces d’une vie, les cicatrices fermées en surface et des profondeurs peut-être encore à vif.

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