Fredj Trabelsi, réalisateur de «Spy list», à La Presse : «En temps de guerre, l’art est un outil de résistance»
L’industrie du cinéma se porte de mieux en mieux en Tunisie et les distinctions ne manquent pas non plus. «Spy list», premier film d’espionnage tunisien, sorti en décembre dernier, a été sélectionné et même récompensé aux festivals de Bruxelles, Prague, Berlin, Calcutta, Panama, Malaisie ou encore Dubaï. Sorti en pleine guerre à Gaza, il permet de montrer la Palestine sous un autre prisme que celui des journaux télévisés : espionnage israélien, tortures dans les prisons… C’est le deuxième long métrage de Fredj Trabelsi, après «Albatros», inspiré de faits réels, et qui met en lumière les réseaux d’émigration clandestine.
Cinéaste, réalisateur et producteur, Fredj Trabelsi met à profit ses talents cinématographiques pour porter à l’écran des réalités sociales et humaines. Une forme de prise de conscience qui vise le spectateur en cherchant à le sensibiliser, voire le bousculer.
Il nous a accordé cet entretien.
Pensez-vous que le cinéma engagé reste un outil d’expression privilégié à l’ère des divertissements numériques et des plaisirs audio-visuels éphémères ?
Contrairement à l’image qu’il donne volontiers de lui-même, le cinéma n’est pas seulement le monde du divertissement et du box-office. C’est aussi souvent une industrie lourde qui a toujours mêlé, dès son origine, dimension artistique et engagement. Le cinéma se place en première ligne dans la défense des grandes causes. Un bon cinéaste capte des expériences, des ambiances, des sentiments, des luttes quotidiennes. Il anticipe même l’évolution de certains sujets épineux. Témoin de son temps, sa caméra s’immerge complètement dans la société de son époque. Il faut voir le cinéma comme une résonance à la situation du pays. De plus, il y a la dimension dramatique et tragique. En salle, il s’agirait moins de regarder un film que de le vivre. Les autres productions numériques sont en avance dans un seul point : elles ont plus de réseaux de diffusion pour toucher quasi simultanément un public de masse. Par contre, au cinéma, cela dépend du public cible qui, des fois, ne fréquente pas forcément les salles.
Vos films ont été tournés avec des amateurs, mais aussi avec des personnes ordinaires et même d’anciens prisonniers de droit commun. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ? Et, quand vous écrivez un scénario, avez-vous déjà un casting en tête ?
Je ne suis pas écrivain de formation, mais plutôt photographe, donc je raisonne en image. Comme les acteurs sont les piliers les plus visibles de la production, je dois avoir une conception qui prévoit quel acteur serait capable de s’adapter au rôle à interpréter.
J’imagine une certaine apparence, une certaine voix, certains gestes…
C’est pour cela que j’ai travaillé avec des stars, des acteurs et des personnes réelles qui ont joué leur propre rôle, ou presque. Plutôt que d’utiliser des interprètes professionnels, j’ai préféré choisir «dans la rue» des individus ordinaires parce qu’ils correspondent au rôle et qu’ils incarnent, dans la vraie vie, des personnages très semblables à ceux qu’ils allaient jouer au grand écran. Ce sont des visages qui conviennent à un rôle pour leur adéquation à des catégories sociales types qui donnent à l’écran une présence saisissante et mémorable. Bien évidemment, quand on a un budget modeste, j’avoue que ça m’aide également à réduire les dépenses.
«Spy list» évoque la Résistance palestinienne. Comme il a été sélectionné et récompensé dans plusieurs pays, pensez-vous que ça peut changer les opinions dans les pays occidentaux et combattre les préjugés contre les Palestiniens ?
Dans toutes les cultures, l’image est un outil d’expression commun à l’humanité entière, en période de troubles ou de calme. L’art est un outil de résistance, en temps de guerre, quand le colonisateur cherche à réduire au silence la cause palestinienne. Il y a les rassemblements, et les manifestations avec les slogans pro-palestiniens. Pour être plus créatifs, nous les avons bombardés d’images. Le film a été projeté à Jérusalem et dans de nombreux festivals internationaux occidentaux, ce qui a introduit un échange sur la situation à Gaza. Cependant, il a été refusé dans d’autres festivals, surtout que sa sortie a coïncidé avec les évènements du 7 octobre dernier qui ont eu d’importantes répercussions sur les manifestations culturelles. Il y a des lobbys internationaux qui sponsorisent les grands évènements du cinéma dans certains pays et qui se sont opposés à la participation du film.
Est-ce que la distribution du film et la rentabilité sont la priorité absolue des créateurs de cinéma en Tunisie ?
Une chose est sûre, les films tunisiens ne font pas de bonnes recettes, même s’il est difficile d’avoir des chiffres précis.
Comme je suis producteur, je vous avoue que c’est un pari risqué et que ce n’est pas un marché à potentiel.
Comment rendre les films tunisiens rentables ? Il faut maintenir à la fois la qualité et la quantité malgré le financement réduit à peau de chagrin. Notre cinéma essaie de résister et de s’adapter dans un panorama concurrentiel, mais la réalité est que nos films font des carrières trop courtes dans les salles, surtout avec un public en baisse continue. Le nombre de salles en Tunisie est très réduit et les gérants préfèrent les retirer rapidement au profit des films étrangers. Ce que je propose, c’est d’inclure les maisons de la culture dans la projection des films, la promotion et la gestion des recettes. Elles ont des espaces bien aménagés et des équipements de projecteurs numériques. Elles peuvent bien étendre leurs activités en développant de façon continue les services opérationnels des salles.
Selon un rapport fourni par l’Unesco dans son étude «L’industrie du film en Afrique» publiée en 2021, le piratage fait perdre de 50 à plus de 75% des revenus des industries du film et de l’audiovisuel. En Tunisie, s’agit-il d’un problème majeur ?
Il y a des plateformes qui mettent le film à disposition des usagers, alors qu’il est encore dans les salles. En plus d’être illégale, cette gratuité apparente est un fléau réel qui risque de déprimer la croissance du secteur en plus de décourager l’investissement. C’est par ces sites que commence le piratage avec une explosion de téléchargements gratuits.
Même si le sort du film ne doit pas tenir à un fil aussi ténu, ça affecte le nombre d’entrées dans les salles, surtout que le public est de plus en plus sédentaire. Un autre problème en Tunisie, c’est que la plupart des salles utilisent des formats qui peuvent être facilement copiés sur clé USB. C’est aussi une autre source de fuite difficile à contrôler.
Quels sont les autres problèmes qui hantent les créateurs de films en Tunisie ?
Je dirais essentiellement la bureaucratie. Nous avons un grand problème avec les autorisations. Il m’est arrivé de faire le tour de cinq administrations relevant de quatre ministères différents pour filmer une scène.
Des fois, les autorisations prennent tellement de temps qu’elles nous sont délivrées après la fin du tournage, quand nous avons déjà eu recours à un plan B. Les longs métrages sont complexes à réaliser et extrêmement chers. Ils demandent de longs mois de préparation et de tournage. Je dois mobiliser des centaines de collaborateurs artistiques et techniques qui ont d’autres engagements avec d’autres producteurs. La bureaucratie nous fait perdre beaucoup de temps et d’argent. Elle peut même engendrer des conflits quand des membres du staff ne sont pas très compréhensifs.
Pour clôturer, quels sont vos futurs projets ?
«Spy list» est encore dans la course aux prix. Nous allons partir prochainement aux Iles Canaries où le film a été sélectionné au Festival international du film de Las Palmas. En Tunisie, il sera remis dans les salles après Ramadan. Nous sommes également en train de tourner un long métrage dont la sortie est prévue au mois de juin prochain. C’est un film tragique dont le sujet n’a pas été traité auparavant dans le cinéma arabe.
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