Colloque – Saisons de la création théâtrale : Enjeux créatifs du théâtre tunisien
L’interaction entre la pensée et la pratique créative dans le théâtre tunisien : points saillants du colloque du festival «Saisons de la création»
Les 9 et 10 novembre 2024, un colloque intitulé «Le théâtre tunisien et ses nouveaux enjeux créatifs» s’est tenu à la Salle quatrième art à Tunis, dans le cadre de la deuxième édition du Festival national du théâtre tunisien «Saisons de la Création». Cet événement est organisé par le Théâtre national tunisien en partenariat avec l’Association Abdelwahab Ben Ayed et la Fondation Microcred, et se poursuit du 7 au 14 novembre 2024.
Le colloque a réuni plusieurs experts et créateurs tunisiens, qui ont abordé de nombreuses questions liées à l’évolution du théâtre tunisien et aux défis qu’il rencontre à la lumière des transformations politiques, sociales et technologiques contemporaines.
L’ouverture a été marquée par l’intervention du Dr Moez Mrabet, directeur général du Théâtre national tunisien, qui a mis en avant la complémentarité entre la pensée théorique et la pratique théâtrale. Il a souligné que «l’interaction entre la théorie et l’acte créatif vivant représente un débat fécond qui nous permet de revisiter les parcours théâtraux et d’interroger les impacts esthétiques à l’aune des transformations politiques et sociales». Il a également insisté sur l’importance de la participation des créateurs issus de générations et d’expériences variées pour faire évoluer le théâtre tunisien à cette étape. De son côté, Hatem Tlili Mahmoudi, coordinateur général du colloque, a précisé que l’objectif n’était pas de fournir des réponses définitives, mais plutôt de «replanter les questions dans le sol du théâtre tunisien». Il a soulevé des interrogations sur «la liberté de l’art face à l’emprise de l’idéologie» et la manière dont le théâtre tunisien évolue au gré des tournants sociaux, politiques et technologiques. Il s’est aussi interrogé sur l’existence d’un mouvement critique parallèle à cette «explosion imprévisible» du nombre de productions théâtrales.
Anwar Châafi : «Le théâtre tunisien entre répétition du passé et enjeux du présent»
Dans son intervention, Anwar Chaâfi a critiqué certains metteurs en scène qui persistent à reprendre des textes anciens sans les réinterpréter de manière contemporaine, indiquant que certaines productions ressemblent à une imitation aveugle du théâtre grec ancien, sans tenir compte des évolutions culturelles et esthétiques actuelles. Il a décrit ces metteurs en scène comme étant «plus Beckettiens que Beckett» et «plus Ionescoïens qu’Ionesco», mettant en garde contre le danger de ne pas actualiser la culture théâtrale.Fadhel Jaziri a, quant à lui, évoqué son expérience théâtrale depuis les années 1970, soulignant que les succès du théâtre tunisien étaient le fruit d’un défi collectif. Il a insisté sur la nécessité de «revenir à la formation de troupes et de groupes théâtraux», soulignant que les groupes sont plus forts que les individus. Il s’est aussi interrogé sur «les thèmes qui intéressent la société d’aujourd’hui» et sur «le langage avec lequel on peut s’adresser au public», soulignant que la coopération entre les institutions culturelles, telles que le Théâtre National et les universités, est essentielle pour avancer.
Le Théâtre et ses nouveaux contenus
La première séance a été présidée par Dr Om Zine Ben Cheikha Al-Meskini, qui a qualifié l’intervention de Chaâfi de «douloureuse et choquante, mais brillante à la fois». Elle a insisté sur le fait que le théâtre tunisien doit «inventer de nouvelles valeurs esthétiques» qui s’écartent des traditions classiques occidentales et qui s’adaptent à la réalité locale. À cet égard, elle a appelé à «éviter la répétition et l’imitation», et à travailler à la construction d’une narration créative propre au pays.
Abdelhalim Messaoudi a souligné que le théâtre tunisien a fondé sa modernité lorsqu’il a commencé à traiter «les blessures, les idées et les contradictions des Tunisiens», ce qui le distingue du théâtre occidental qui ne s’intéresse pas aux problématiques locales. Il a affirmé que le théâtre, par sa nature, «crée un espace public» qui est directement en lien avec le public, ce qui en fait une forme d’art à part.
Sihem Akil a présenté une analyse critique de l’expérience théâtrale de Fadhel Jaziri, notamment dans sa pièce «L’Autre Mer», qui réinterprète le texte grec «Médée» avec des techniques contemporaines. Akil a souligné que Jaziri utilise la violence comme thème central dans ses œuvres, et a exprimé que «son théâtre est percutant» dans ses expressions intellectuelles et esthétiques.
« Théâtre et avenir »
La deuxième séance a été présidée par Dr Mohamed Mediouni, qui a salué l’initiative de créer une bibliothèque dans l’espace du Théâtre National, soulignant que ces colloques posent des questions cruciales pour le développement du théâtre tunisien.
Faiza Messaoudi a présenté une analyse critique du théâtre tunisien, mettant en garde contre les dangers de «l’utilisation excessive de l’intelligence artificielle» et des technologies modernes, qui pourraient mener à «l’éviction de l’acteur en tant qu’acteur humain dans l’art théâtral». Elle a insisté sur le fait que le théâtre doit préserver sa dimension humaine et son essence artistique.
Mohamed Moumen s’est concentré sur les transformations du théâtre dans le monde post-humain, en évoquant les «menaces nucléaires» et les «mafias» qui dominent le monde, et a précisé que la vie humaine est désormais perçue comme une «courte histoire» dans le contexte du temps cosmique. Il a ajouté que le théâtre doit réagir à ces profondes mutations du réel.
Houssem Messaadi a évoqué la pièce «Le Fou» de Tawfik Al-Jabali, estimant que Jabali «démolit pour reconstruire» et brise les règles traditionnelles du théâtre afin de «mettre en question leur nature». Il a ajouté que Jabali considère le texte théâtral comme «une langue parmi d’autres langues théâtrales».
« Ecriture théâtrale et nouvelles dramaturgies »
La troisième séance, présidée par le Dr Omar Aloui, a mis l’accent sur la relation entre l’écriture et la suppression, expliquant que «plus on écrit du nouveau, plus on efface l’ancien». Cette séance a exploré de nouvelles questions concernant les «nouvelles dramaturgies» ainsi que le rôle des acteurs et de la danse dans le théâtre contemporain.
Walid Daghsni a parlé de l’évolution du concept de dramaturgie à travers l’histoire, soulignant le passage de la «poétique classique» à la «dramaturgie fragmentée», caractéristique du théâtre contemporain.
Imed May a précisé que la question de la dramaturgie est très complexe, puisqu’il n’existe pas de concept clair aujourd’hui en raison de la «lutte de pouvoir» pour définir qui est le «dramaturge» entre l’auteur, le metteur en scène et l’acteur.
« Critique théâtrale à travers le prisme des créateurs »
La séance finale, présidée par Dr Faouzia Mezzi, a souligné l’importance de la critique théâtrale dans le développement de la création théâtrale tunisienne, affirmant que «le créateur a besoin de la critique pour se renouveler». Les participants à cette session ont discuté de la relation entre la critique et la création, soulignant que la critique artistique doit être un outil pour comprendre la vie et interagir avec les changements sociaux et culturels. Nizar Saïdi a évoqué l’importance de la critique pour comprendre la vie, affirmant que «le critique doit faire partie du plan créatif du théâtre», et qu’il est impossible de se passer de la critique pour faire évoluer les œuvres théâtrales. Wafa Taboubi a précisé que la critique artistique doit être une déconstruction complète de l’œuvre théâtrale, abordant le texte, le décor et la performance de manière scientifique, ajoutant que les créateurs ont besoin de la critique pour les encourager à innover. Dans son intervention, Hamadi Ouhaibi a classé les critiques en trois catégories principales, chacune se concentrant sur un aspect différent de l’œuvre théâtrale: d’abord la «critique intellectuelle», qui se concentre sur l’aspect théorique de l’œuvre sans s’attarder sur les aspects techniques comme l’éclairage ou le rythme ; ensuite la «critique technique», qui s’intéresse aux éléments comme l’éclairage et le décor, mais qui ne plonge pas dans la profondeur des idées et des contenus ; et enfin la «critique populaire», qui est la plus courante et s’intéresse à la culture générale en parlant souvent des arts de manière globale sans entrer dans les détails techniques, ce qui la rend proche du grand public. À la fin du colloque, les participants ont insisté sur l’importance de continuer à poser des questions sur le théâtre tunisien face aux transformations sociales et culturelles.
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