Tribune | Trésors de la musique arabe: Un héritage commun
Par Eric FALT | Directeur régional de l’Unesco pour le Maghreb, couvrant la Tunisie mais aussi l’Algérie, la Libye, le Maroc et la Mauritanie |
Le splendide Palais Ennejma Ezzahra se dresse fièrement au sommet de la colline de Sidi Bou Saïd. Construit entre 1912 et 1922 par le baron français Rodolphe d’Erlanger, ce bâtiment, qui servait autrefois de résidence privée, est considéré comme l’un des joyaux de l’architecture arabo-islamique en Tunisie. Il abrite aujourd’hui le Centre des musiques arabes et méditerranéennes (Cmam), chargé notamment de la préservation des archives et des possessions du baron d’Erlanger.
Une partie de cette collection abrite les fonds musicaux du baron d’Erlanger, recueillis entre 1910 et 1932 et aujourd’hui soigneusement conservés. Ils viennent tout juste d’être inscrits cette année par l’Unesco au prestigieux Registre international de la Mémoire du monde. Ils rejoignent ainsi 493 autres inscriptions du monde entier qui ont été inscrites à ce registre international.
Ce qui distingue particulièrement ce fonds musical, ce sont la richesse et la diversité des matériaux originaux rassemblés par le baron, né en France en 1872 et mort à Tunis en 1932, qui fut considéré comme le premier orientaliste à s’être installé dans un pays arabe. Il s’entoura d’érudits et de maîtres de l’art musical pour se lancer dans un projet culturel et civilisationnel inédit aux multiples objectifs : la réhabilitation et la promotion de la musique arabe.
Les fonds musicaux qui portent son nom sont la première production savante et musicale du centre de recherche musicologique situé au Palais Ennejma Ezzahra. Ils contiennent des transcriptions de musique et des travaux sur les traditions musicales perdues ou maintenant inconnues, y compris la musique de la communauté noire de Tunisie, la musique de la tradition arabo-andalouse, les cantillations hébraïques des Juifs en Tunisie, les chants touareg, les chansons d’équitation et bien d’autres.
Les fonds de musique des archives du baron Rodolphe d’Erlanger constituent le troisième patrimoine documentaire tunisien inscrit par l’Unesco au Registre international Mémoire du monde. La première inscription, en 2011, était les documents relatifs à la course et aux relations internationales de la régence de Tunis aux XVIIIe et XIXe siècles. La seconde était les Archives de l’abolition de l’esclavage en Tunisie (1841-1846) qui a été inscrite en 2017. Ces deux séries de documents sont conservées aux Archives nationales de Tunisie.
Le programme Mémoire du monde, créé en 1992, est l’un des labels sans doute moins connus de l’Unesco. Il vise à préserver le patrimoine documentaire mondial, à encourager l’accès universel au patrimoine documentaire et à sensibiliser le public à son importance. Du point de vue de l’Unesco, le patrimoine documentaire mondial appartient en effet à l’ensemble de l’humanité. Il doit donc être entièrement préservé et protégé pour toutes et tous.
Les 494 éléments du patrimoine documentaire inscrits actuellement au Registre international de la Mémoire du monde de l’Unesco constituent des documents à l’origine et aux supports très divers. Ils peuvent figurer sur du papier, du parchemin, des pierres, des gravures sur bois, des plaques de verre, des tissus, ou bien encore sur des enregistrements audios ou audiovisuels. Ils forment un patchwork incomplet mais représentatif d’un patrimoine documentaire d’importance mondiale et de valeur universelle exceptionnelle.
Certains de ces documents ont inspiré de grands changements, comme par exemple les pétitions sur le suffrage féminin en Nouvelle-Zélande (1891-1892), qui sont conservées à la Bibliothèque nationale de Nouvelle-Zélande et ont permis à ce pays d’être le premier à donner le droit de vote aux femmes. D’autres ont documenté des catastrophes mondiales, comme les archives sur le tsunami de 2004 dans l’océan Indien, conservées en Indonésie et au Sri Lanka. D’autres encore sont des documents sur les progrès de la médecine, des annales de voyages, des affiches de films historiques, ou les archives de traités internationaux.
Le fonds musical des archives du baron Rodolphe d’Erlanger a également la particularité d’être la première inscription liée à des archives musicales dans les pays arabes. De façon générale, on peut regretter qu’il n’y ait pas plus d’inscriptions de la région arabe.
Pour l’instant, on en compte seulement une quinzaine, comme le manuscrit d’Al-Zahrāwīsur (Maroc), considéré comme le premier ouvrage de l’histoire de la chirurgie illustré en couleur, ou encore les stèles commémoratives en pierre de Nahr el-Kalb (Liban) qui dépeignent l’histoire du Liban depuis l’Antiquité.
Malgré la richesse de toute la région, les pays arabes représentent donc à peine plus de trois pour cent de toutes les inscriptions au Registre international de l’Unesco. Il est donc essentiel d’encourager davantage de candidatures arabes pour les prochains cycles d’inscription, ce qui constituerait un moyen essentiel de mettre en lumière les trésors cachés des patrimoines documentaires de cette région.
Le processus de nomination au Registre international Mémoire du monde pour le cycle 2024 -2025 d’inscription est justement ouvert pour quelques semaines encore (jusqu’au 30 novembre) et j’invite donc notamment les autorités des pays du Maghreb à faire acte de candidature sans tarder. L’Unesco saura y accorder toute sa bienveillante attention.
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