Tribune | Prenons garde à ne pas défigurer l’Acropole de Byrsa
Par Abdelmajid ENNABLI*
En ces temps d’indifférence et de négligence, il est de notre devoir d’agir pour éviter que Carthage ne subisse dans le futur les séquelles de mauvais choix que le présent d’aujourd’hui risque de lui infliger. Car, répétons-le, le choix du concours international d’architecture portant sur la réhabilitation du Musée de Carthage est inacceptable tel qu’il est présenté. Il est à la fois calamiteux, illégal et insensé.
-1 Calamiteux parce qu’il propose une grande construction couvrant la totalité de la cour centrale actuelle. Elle sera enclavée par les bâtiments qui l’entourent, écrasée par leur hauteur. Cette salle aura l’aspect d’une halle commerciale ou d’un salon pour automobile. Elle ne répond pas aux besoins d’une collection archéologique spécifique. Elle posera des problèmes de maintenance par la conformation de son toit tant pour l’ensoleillement que pour l’évacuation des eaux pluviales. C’est un espace encombrant.
-2 Illégal parce que cette construction est interdite par le PAU de la commune de Carthage, parce que le sommet de la colline de Byrsa est un haut lieu classé, parce que cette construction servira d’alibi pour les constructions illégales en cours de procès et de précédent pour d’autres, parce que le sol de cette cour aussi bien que les jardins qui l’entourent sont des espaces archéologiques classés (le Forum et ses annexes) et que le projet de réhabilitation ne concerne que les bâtiments du musée existants, que, enfin, le site de Carthage est sur la liste du Patrimoine mondial.
-3 Insensé parce qu’une nouvelle construction accroît la superficie déjà construite, qu’elle représente un surplus de locaux superflus et coûteux à entretenir, surtout parce qu’elle délaisse les bâtiments déjà existants suffisants à recevoir une exposition moderne pour une collection définie, parce que ces locaux (existants) sont adéquats, proportionnés et qu’ils s’ouvrent sur le paysage environnant d’où proviennent les objets. Ces bâtiments (existants) seraient de fait condamnés au délabrement s’ils n’étaient pas affectés à leur vocation.
Faire un étalage panoramique dans une salle située au niveau du rez-de-chaussée, exposé à tous vents, c’est mettre des objets précieux et fragiles à la merci d’un déséquilibré, d’un forcené ou d’une foule en folie. C’est un carnage que l’on doit éviter car les musées sont souvent victimes de ce syndrome iconoclaste. Les objets de patrimoine culturel doivent être à l’abri dans des bâtiments qui garantissent leur sécurité.
Certes, il s’agit d’un jugement sévère et tranché, mais il est dit à la mesure des dangers que pareille construction fait courir au site de manière inacceptable. Nous pensons que le don accordé par l’UE doit servir à la réhabilitation réelle de l’actuel musée par un projet muséologique novateur et performant mettant en valeur une civilisation spécifique et non à être englouti dans le bétonnage. Pareil usage serait une déviation qui ne peut être dans l’esprit des donateurs.
Il y a méprise sur l’usage du don et la cause de ce malentendu est à chercher dans les termes de l’appel d’offres ayant lancé le concours. L’appel pour la réhabilitation du Musée de Carthage n’a pas spécifié les contraintes et les obligations de l’objet du concours, laissant le champ libre aux improvisations et aux dépassements. Car il s’agit de réhabiliter le musée dans ses bâtiments actuels et non pas de chambouler un espace déjà classé. « La requalification de l’Acropole de Byrsa » relève du Ppmv (Plan de protection et de mise en valeur) en tant que site archéologique classé.
A cet égard, on ne peut blâmer les candidats d’avoir proposé des projets utopiques, théoriques ou extravagants. On ne peut non plus rien reprocher aux membres du jury, ni contester leur compétence ou leur expérience.
Car ni les uns ni les autres n’ont eu connaissance des limites et des contraintes imposées par le site, ni du volume et de la nature de la collection archéologique à exposer étant donné que l’essentiel des objets de Carthage se trouvent au Bardo. L’avis ou le conseil d’archéologues ou d’architectes archéologues, même étrangers, connaissant le site — il en existe — aurait mis en garde les rédacteurs de l’appel d’offres contre le manque d’information et les erreurs d’interprétation.
La responsabilité de cette déviation incombe donc à l’agence déléguée de n’avoir pas pris ces précautions, étant donné qu’elle a un rôle de pilotage mais non un pouvoir de décision concernant les options qui relèvent quant à elles de l’autorité tunisienne, maître d’ouvrage, en accord avec celle de la CE. L’organisme de pilotage n’a pas les prérogatives des décisions qui relèvent des autorités tunisiennes, à savoir l’Institut du patrimoine, son directeur, le directeur de la division du développement muséologique et le conservateur du Musée de Carthage – partenaires récipiendaires du don dans tous les cas. Les options choisies par le pilote doivent être validées par le ministère de tutelle. Ces organismes ne semblent pas avoir participé à l’élaboration de l’appel d’offres ni avoir émis leur avis ou leurs remarques sur les résultats du concours. Dès lors, l’issue du concours devait être hasardeuse, entachée d’illégitimité et en fin de compte inacceptable.
Il faut donc revenir à la définition précise et exacte de l’intitulé du don, à savoir la « réhabilitation du Musée de Carthage » telle que mentionnée dans le document signé entre le gouvernement tunisien et la Communauté Européenne. Il ne peut s’agir d’une nouvelle construction pour un nouveau musée. L’intervention envisagée ne pouvant concerner que les bâtiments actuels du musée exclusivement, sachant que tout ce qui est aux alentours relève du site archéologique classé par le décret du 7 octobre 1985 en attendant le Ppmv dont la procédure a été engagée par l’arrêté de 16 mai 2022 signé par les ministres à la Culture et de l’Équipement et de l’Habitat. C’est d’ailleurs dans le cadre du Ppmv que « la requalification de l’Acropole de Byrsa » devra être envisagée.
Dès lors que le concours est ramené aux limites strictes du musée, l’intervention doit porter sur l’aspect spécifiquement muséologique.
1. C’est-à-dire sur le choix de matériel archéologique à exposer et sur l’aménagement muséologique adéquat à mettre en œuvre, aménagement consistant en synopsis de scénographie, hiérarchie des objets, mise en valeur avec l’accompagnement de leur apparat scientifique, historique, maquettes, notices et aussi publications destinées au public. C’est ce que désigne l’appellation Programme scientifique et Culturel (PSC) dont les éléments doivent être fournis par l’INP. Cela suppose un travail préparatoire avec en priorité l’établissement de l’inventaire complet des objets par catégorie dûment informatisé.
2. Parallèlement à ce travail scientifique sur les collections et en même temps, devra être menée la consolidation des bâtiments devant accueillir l’exposition car les locaux sont affectés, d’une part, par de graves désordres de structure aux jointures des deux ailes. Ce sont ces fissures qui ont été la cause du démantèlement impromptu de l’ancienne exposition. D’autre part, la colonnade à la façade du bâtiment central accuse un tassement dangereux en raison de l’écrasement des colonnes qu’il importe de traiter. Enfin, l’aménagement de l’aile nord des bâtiments devra être achevé (plancher et fenêtres au deuxième niveau).
Les désordres structuraux et architecturaux qui n’ont pas été réparés depuis plus de vingt ans doivent faire l’objet d’examens approfondis, prioritaires, avec un diagnostic aussi précis que possible pour permettre la remise en état des bâtiments devant accueillir l’exposition muséologique. Les relevés architecturaux très précis qui ont été entrepris par l’organisme délégué ne peuvent se justifier que pour permettre la remise en état de ces bâtiments.
En conclusion, lorsque les crédits de financement du don européen auront été épuisés, c’est le budget de l’État tunisien qui devra prendre la relève. Soit les travaux de réhabilitation auront été menés dans le cadre strict du musée — et dans ce cas, le don aura été bénéfique et profitable —, soit les travaux auront outrepassé le cadre de la réhabilitation par le bétonnage, et la prise en charge sera lourde et refusée par le budget. Ce sera alors la ruine et la laideur d’un haut lieu historique inscrit sur la liste du Patrimoine mondial, résultat d’un don généreux mais mal inspiré. Ce sont ces séquelles que l’on doit tâcher d’éviter.
Le présent texte est la suite de deux articles publiés en tribune libre dans La Presse le 7 avril 2023 portant le titre : « La réhabilitation doit se faire dans le cadre du Plan de protection et de mise en valeur du site de Carthage » et le 9 mai 2023 portant le titre « La réhabilitation du Musée de Carthage : l’habit doit être taillé sur mesure ».
A.E.
(*) Ancien conservateur du site et du Musée de Carthage (1973-2001) et membre de l’Association les amis de Carthage.
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