Tribune : Mathématiques, le cœur battant de l’IA (I)

Par Prof. Mohamed Jaoua, mathématicien
Je ne vous apprendrai rien en vous disant que notre monde d’aujourd’hui, celui de l’industrie 4.0, de la robotique, de la data science et de l’IA, est devenu mathématique. Ou plutôt redevenu, car, bien avant Galilée pour qui « l’univers est écrit en langage mathématique », il n’avait jamais cessé de l’être. Certes, ce langage n’était alors intelligible qu’aux lettrés et aux savants, ce qui — dans des sociétés où le savoir était la chose au monde la moins partagée — ne posait pas de problème majeur.
Mais pourquoi en est-il ainsi ? Henri Poincaré, mathématicien du début du XXe siècle, disait à cet égard que « les mathématiques sont l’art de donner le même nom à des choses différentes ». Cette capacité de conceptualisation, qui consiste à ne pas s’arrêter à l’apparence des choses mais à en identifier les caractéristiques communes et souvent cachées en vue de classifier les objets, d’en inférer des propriétés et de comportements communs, et in fine d’être en mesure de raisonner sur ces objets, est loin d’être donnée a priori à tout le monde.
Est-ce irrémédiable ? Non, car ces compétences peuvent s’acquérir, tout comme celles du dessin ou de la musique pour ceux qui ne sont nés ni Picasso ni Beethoven. Sauf que notre école du XXe siècle s’est paresseusement contentée de les réserver à une élite étroite, dans une optique fordienne de « division du travail ». Ainsi, l’enseignement des Maths part des objets abstraits plutôt que des réalités concrètes que ces objets représentent et modélisent, laissant ce faisant sur le carreau tous ceux qui n’ont pas la capacité de faire ce chemin d’abstraction par eux-mêmes. Il y a bien longtemps, Ibn Khaldoun soulignait pourtant dans la Muqaddima que « c’est par l’art du calcul — comprenez les Mathématiques — qu’il faut commencer l’école, car il forme des têtes bien faites, capables de raisonner juste ».
Mais notre école a préféré faire des mathématiques un instrument commode — parce qu’apparemment objectif — de sélection tous azimuts. Le résultat des courses, c’est que la culture mathématique n’a que très faiblement irrigué la société tunisienne, ce qui constitue aujourd’hui un handicap majeur pour le développement du pays, alors que les compétences dites du XXIe siècle reposent pour l’essentiel sur des savoirs et des savoir-faire mathématiques.
Quelques chiffres récents, que vous connaissez autant que moi, suffisent à en témoigner. En cette année 2024, le ratio des candidats au Bac Maths a ainsi représenté 5,75 % du total des candidats, et il est en diminution chaque année. Si nous y ajoutons les candidats aux Bac Sciences expérimentales, Informatique et Sciences techniques, nous arrivons à moins de la moitié de candidats (47 % environ) ayant quelques atomes crochus avec les Maths, les autres ayant le plus souvent cherché refuge dans d’autres filières — notamment la filière Eco G. qui regroupe le tiers des candidats — pour se mettre à l’abri des Mathématiques. Moyennant quoi, la répartition des bacheliers 2024 a été la suivante : (Voir graphique)
Un autre indicateur, et non des moindres, est celui du classement Pisa (*), auquel notre pays a préféré, depuis 2017, soustraire ses collégiens au vu des résultats médiocres qu’ils y obtenaient. Préférant en somme casser le thermomètre, plutôt que de chercher à diagnostiquer la fièvre pour espérer la guérir !
Cette attitude est suicidaire car aucun métier ne peut désormais faire l’économie de ces compétences. Il n’y a qu’à voir la façon dont le métier de médecin a évolué en un demi-siècle. Pour poser leurs diagnostics, les médecins sont passés du stéthoscope et de la mesure du pouls à l’usage d’une batterie d’outils basés sur de concepts mathématiques sophistiqués : IRM, EEG, ECG, échographie, écho Doppler, etc. Plus récemment, nous avons vu des médecins venir sur nos petits écrans pour nous parler de la progression du Covid avec force statistiques et des modèles de prévision, sans évoquer — et pour cause ! — des vaccins ou des médications alors inexistants. Toujours pour le Covid, le vaccin de « Pfizer » n’a pu être développé en moins d’un an par « BionTech » que grâce aux modèles data et IA de séquencement du génome du virus et de ses variants probables développés par la start-up tunisienne « InstaDeep » qu’elle a depuis rachetée. A l’instar de la médecine, plus aucun métier n’échappe désormais, et ce sera de plus en plus le cas, à une maîtrise minimale des outils data et IA, dont les fondements sont essentiellement mathématiques. Nous faisons donc face à un basculement de paradigme, les mathématiques devenant l’affaire de tout le monde, comme le furent la lecture et l’écriture au début du XXe siècle, et non plus celles des seuls spécialistes.
M.J.
(*) Le classement Pisa évalue les compétences à la sortie du collège des élèves de 15 ans de l’Ocde et d’autres pays qui s’y sont associés dans la résolution des problèmes concrets grâce à leurs acquis du collège.
N.B. : L’opinion émise dans cette tribune n’engage que son auteur. Elle est l’expression d’un point de vue personnel.
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