Culture

Tribune | Cinéma : Plaidoyer pour un secteur en mal de cohésion et de cohérence

Par Hichem BEN AMMAR

En cette période de crise économique, évoquer la structuration du secteur cinématographique peut paraître inopportun. Or, d’un point de vue stratégique, cela reste une question importante, au même titre que l’éducation ou la santé, et, d’autant plus cruciale, qu’il s’agit de la survie d’une corporation précaire qui ne cesse de ressasser ses doléances, depuis soixante ans. La réforme du cinéma a plus que jamais besoin d’un plaidoyer énergique de la part de ceux qui croient en son impact économique et culturel. C’est un chantier tout à fait réalisable pour peu que les différents acteurs concernés se regroupent et entrevoient une communauté d’intérêts autour de ce projet de souveraineté nationale.

Une commission chargée d’apporter un éclairage sur la question a achevé ses travaux au sein du ministère des Affaires culturelles, mais elle tarde à divulguer ses résultats. Sans une feuille de route appropriée, les recommandations encore confidentielles de cette consultation pourraient rester lettres mortes comme le furent tous les projets précédents qui se sont heurtés aux fins de non-recevoir et aux velléités des autorités. Combien de projets de réformes dorment-ils dans les tiroirs, faute de volonté politique ? Pourquoi ne pas les actualiser, tout simplement. En fait, tout a été dit et clairement explicité de manière pertinente par des générations successives. Il faut maintenant passer aux actes si l’on souhaite créer un socle à même de garantir la viabilité d’une industrie avec tout ce que cela suppose en termes fiscaux et organisationnels.

Il est totalement faux de croire que les cinéastes exigent de l’argent de l’Etat. Par ces temps difficiles, ce serait vraiment irresponsable et irréaliste ! Non, les professionnels veulent juste de la cohérence pour mettre en place des mécanismes pourvoyeurs de ressources. Ces mécanismes, qui ont prouvé leur efficacité dans d’autres contrées, sont très simples à imaginer et peuvent permettre au cinéma de s’émanciper comme secteur à part entière de l’économie nationale.

Rappelons à ce propos la taxe sur les alcools et spiritueux que feu Béchir Ben Slama avait instituée, en 1984, pour soutenir le film et le livre. Cette ponction prélevée dans un secteur largement bénéficiaire avait procuré un extraordinaire flux d’argent. C’était trop beau pour être vrai ! La taxe existe toujours mais son produit a été détourné vers une destination jugée plus nécessiteuse. Ainsi pénalisé, le cinéma tunisien ne réussit pas à s’extirper du marasme.

A l’instar de l’impôt sur les redevances de la Steg qui finance la télévision nationale, on pourrait envisager des solutions permettant de démultiplier les ressources. Aujourd’hui, de nombreux pays comme le Maroc taxent la téléphonie mobile au profit du cinéma. Cela leur permet d’assurer le développement et l’entretien du parc des salles et par conséquent de créer les conditions propices pour un marché national tout en favorisant l’émergence d’une dynamique vertueuse, à plusieurs niveaux. Le meilleur exemple, après la France en matière d’organisation du secteur audiovisuel, est la Corée du Sud. Ce sont des modèles dont nous pourrions facilement nous inspirer. Chez nous, le nombre de salles en fonctionnement est devenu dérisoire (nous sommes passés de 100 salles, en 1956, à une quinzaine de salles aujourd’hui). Il est de ce fait impossible de rentabiliser un film tunisien sur son propre sol. Dans les années 2000, les distributeurs pirates ont donné le coup de grâce au commerce de l’exploitation des films. En 2009, les statistiques officielles déclaraient l’existence de 50.000 vidéoclubs illégaux. Si l’Etat avait exigé 100 dinars par an seulement à chacun d’entre eux, nous aurions pu générer 5 milliards par an (en plus des budgets ordinairement alloués), et ce, pour soutenir, outre le réseau de distribution, la production, les festivals, la formation ainsi que tous les maillons complémentaires du processus cinématographique.

Envisagée mais jamais mise en application, la taxation des supports numériques qui véhiculent des images audio-visuelles (CD, DVD, Bluray) aurait pu, elle aussi, permettre au cinéma tunisien de se construire sans avoir à recourir aux aides étrangères. Cela aurait pu consolider une infrastructure en engageant les partenariats internationaux sur des bases plus équitables. Actuellement, les co-productions sont frappées du sceau de la disproportion des capitaux mis en participation et soumises de facto aux conditions des bailleurs de fonds majoritaires.

Dans les années soixante, Tahar Chériaa avait préconisé le privilège fiscal accordé au film national sur son propre territoire comme la pierre angulaire d’une industrie digne de ce nom. La taxation des films étrangers aurait pu en effet garantir la constitution de fonds au bénéfice de la production nationale. Visionnaire, Tahar Chériaa avait anticipé ce que la France n’a appliqué qu’en 1994 avec les accords du GAT qui avaient aboli les frontières douanières. En maintenant la barrière fiscale pour protéger les produits culturels (dont le cinéma), la France est aujourd’hui le seul pays d’Europe à produire près de 300 films par an alors que l’Espagne ou l’Italie, qui n’ont pas pris cette précaution fiscale, n’en produisent que le tiers. Ainsi, c’est la taxation du cinéma américain qui permet, pour une large part, à l’industrie française de se stabiliser, au niveau quantitatif en tout cas. Aujourd’hui, l’idée de taxer l’enseigne Pathé qui investit de plus en plus le territoire tunisien n’est même pas à l’ordre du jour, ce qui dénote une certaine démobilisation et une forme de laxisme. Le protectionnisme : qui veut encore en entendre parler par les temps qui courent ?

La réflexion de Chériaa inscrivait le cinéma comme fer de lance de l’indépendance du pays avec l’ambition de susciter des images mues par l’impératif de développement. Mais ce rêve s’est heurté au statu quo néo-colonialiste si bien que le cinéma tunisien se trouve aujourd’hui piégé dans l’escarcelle de la mondialisation. La seule manière de produire un projet en minimisant les risques consiste en effet à le soumettre aux normes du marché international, et ce, aux dépens du critère majeur, celui de l’authenticité. Se conformant aux stéréotypes forgés par les conditionnements du public occidental quotidiennement soumis au matraquage médiatique, le cinéma, dit tunisien, gagne certes en visibilité, mais il se fourvoie dans les dédales d’un universalisme formaté. Bardés de prix, précédés par un marketing conséquent, les films destinés à l’international ne drainent pas forcément le public local qui ne s’y reconnaît pas. C’est assez paradoxal tout de même ! De toute évidence, les films tunisiens ne s’adressent plus qu’accessoirement à leur public naturel.

Les cinéastes se trouvent donc face à un dilemme quand ils veulent représenter leur pays avec ses passions et ses défis. Au fond, ils n’aspirent qu’à une seule chose, vivre décemment de leur métier. Ils ont besoin d’un contexte porteur pour faire fructifier leur potentiel. Il faut souligner que la corporation cinématographique tunisienne bénéficie d’un atout véritable en ressources humaines. Les générations successives de cinéastes l’ont prouvé tandis que les jeunes formés dans les institutions nationales représentent un vivier de talents et de compétences qui ne demandent qu’à être reconnus et valorisés afin d’endiguer l’hémorragie migratoire. Ils ne veulent plus être des assistés et souhaitent que les subventions actuellement octroyées à fonds perdus par l’Etat se transforment, dans un écosystème sain, en prêts à faible taux. Ce serait tellement plus digne et les films s’enracineraient de manière endogène dans un vrai projet civilisationnel.

Mieux géré, le secteur du cinéma pourrait absorber les diplômés et réduire le nombre des chômeurs qui s’accroît d’année en année. Alors que des centaines de jeunes sont déversés sur le marché par les écoles spécialisées de la place, le gâteau à partager devient de plus en plus petit. Cela a pour effet d’augmenter les antagonismes et les conflits générationnels. Face à cette inertie, les cinéastes cherchent, en désespoir de cause, des solutions individuelles ce qui fragilise la corporation déjà fragmentée.

En 2011, la création du Centre national du cinéma et de l’image a éveillé un espoir fou chez les cinéastes, car la création de ce centre, au lendemain de la révolution, a symbolisé l’ouverture d’un nouveau chapitre dans l’histoire du cinéma tunisien. Mais comment se fait-il qu’en si peu de temps, cette institution se soit sclérosée alors qu’il y avait tout lieu d’en faire un cadre de réflexion et de prospective doté d’une force de proposition pour réguler l’accès des jeunes au métier, équilibrer le nombre des festivals, instaurer la billetterie unique, créer une synergie avec la télévision, assurer la promotion du film tunisien dans le monde, attirer les tournages de films étrangers sous nos cieux, sauvegarder les archives, etc.

Avec des statuts lui assurant une souplesse pour lever des fonds et mettre au profit du cinéma les lois portant sur le mécénat privé, le Cnci avait pour vocation d’harmoniser et parfaire les modalités de financement du cinéma. Cependant l’avènement de cet établissement public à caractère non administratif, qui jouit théoriquement d’une grande autonomie, n’a pas été accompagné par la réforme des lois obsolètes qui régissent toujours le secteur sans plus du tout correspondre à la réalité d’une activité désormais transformée par la technologie numérique. Il s’agit en l’occurrence de la loi n°19 du 27 juillet 1960, qu’il est urgent de réviser. Ne pouvant s’épanouir dans un environnement discordant, le Cnci est condamné à claudiquer alors qu’il a tout pour faire de la Tunisie un pays de cinéma.

Oui, la Tunisie pourrait rayonner dans le concert des nations comme un pays de cinéma si une réforme structurelle globale pouvait aboutir à la promulgation de lois progressistes et visionnaires. Le rôle et l’engagement de l’Etat à cet effet constituent une condition déterminante pour supporter positivement le projet cinématographique national avec tous les enjeux que cela implique. Plusieurs ministères, sous la houlette de la Présidence de la République, de la Présidence du Gouvernement et du Parlement devront conjuguer leurs efforts pour que l’image de la Tunisie exprime son âme et son identité.

H.B.A.

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