Tribune | 61e anniversaire de l’évacuation de la base navale de Bizerte: Le fait glorieux de l’Armée nationale
Hommage au peuple tunisien et gloire à l’Armée nationale. En effet, du 20 mars 1956, date de l’indépendance de notre pays, au 30 juin 1961, les relations entre la Tunisie et la France ont été assez tumultueuses et ont connu des hauts et des bas, et ce, en rapport avec la présence des troupes françaises en Tunisie, d’une part, et, d’autre part et surtout, à propos de la non-évacuation de la base de Bizerte malgré les nombreuses promesses de la France à ce propos.
Aussi, la guerre de Bizerte (19-22 juillet 1961) n’a pas été vaine et le cessez-le feu décidé par le Conseil de sécurité de l’ONU a été appliqué par les belligérants et les négociations entre les deux pays s’étaient, positivement, terminées en fixant la date de l’évacuation de la base de Bizerte. C’est ainsi que le peuple tunisien fêtera cette année, ce 15 octobre 2024, le 61e anniversaire de l’évacuation des troupes françaises de notre pays. C’est l’occasion de rappeler, à nos compatriotes, dont l’attachement à leur armée qu’ils retrouvent, à chaque fois, est indéfectible, les différentes étapes et les vicissitudes par lesquelles elle est passée. Je le fais parce que nombre de nos concitoyens, dont une bonne partie de l’élite, ignorent, malheureusement, tout de l’Armée et surtout les circonstances dans lesquelles elle a été créée ainsi que les difficultés qu’elle a rencontrées pour l’acquisition, à sa création, du minimum d’armement. En effet, les pays occidentaux, par solidarité avec la France, ont décidé, durant quelques années, d’un embargo à notre encontre, sous prétexte que cet armement pourrait être cédé aux nationalistes algériens qui, depuis le 1er novembre 1954, menaient leur combat libérateur contre l’occupant.
La particularité de notre armée est qu’elle est l’une des rares armées au monde à s’être formée par elle-même et grâce à ses propres enfants. En effet, il est de tradition que lorsqu’un pays colonisé ou sous protectorat accède à l’indépendance, c’est l’ex-puissance coloniale qui l’aide à créer les attributs de sa souveraineté, dont l’armée. Cependant, la Tunisie ne l’a pas fait, pour les raisons évidentes qu’il n’est pas difficile d’imaginer. C’est pourquoi je rends un vibrant hommage à nos anciens, les vingt-cinq officiers tunisiens qui avaient servi dans l’armée française et qui ont été transférés, sur leur demande, à la jeune armée tunisienne et avec eux le contingent composé de près de mille quatre cents militaires tunisiens comprenant un certain nombre de sous-officiers et dont la grande majorité était des hommes de troupe (soldats et caporaux). Je voudrais citer le nom de ces anciens officiers qui ont eu ce grand mérite et cet immense honneur, les commandants Mohamed El Kéfi, Habib Tabib, Amor Grombali, les capitaines Mohamed Habib Essoussi, Lasmar Bouzaiane, Sadok Mansour, Béchir Bouaïche, Chérif Slama, Abdelaziz Ferchiou, Hassine Remiza, Mohamed Missaoui, Mohamed Kortas, Ahmed El Abed, Mohamed Limam, Amara Fecha, Kaddour Ben Othmane, Mohamed Abbès, Ali Charchad, Hassine Hamouda, Hédi Ben Abdelkader, les lieutenants Mohamed Béjaoui, Abdelhamid Benyoussef, Moncef Essid, Sadok Ben Saïd et Mohamed Salah Mokaddem. Ces officiers ont, tout au long de leur carrière dans l’Armée tunisienne, avancé en grade et certains parmi eux ont même atteint le grade de Général (Mohamed el Kefi, Habib Tabib, Mohamed Habib Essoussi, Mohamed Salah Mokaddem et Abdelhamid Benyoussef). Cette petite escouade d’officiers, à l’exception d’un tout petit nombre, n’avait pas bénéficié de formation dans les grandes écoles militaires du fait de leur origine militaire et de leur niveau. Aussi, et dans pareille situation, est-il toujours utile de faire quelques rappels historiques !
En effet, on ne doit pas oublier que le peuple tunisien a vécu, à partir des années 20 du siècle dernier, une période de mobilisation intense grâce à la détermination de jeunes Tunisiens dont certains ont fait leurs études supérieures en France et ont constaté la grande différence et le terrible décalage existant entre la vie sociale et politique menée en Tunisie par le colonisateur à celle que vit le peuple français en France. Ce fut une longue période au cours de laquelle les Tunisiens ont connu, dans leur pays, les brimades, les déportations, les exils, les arrestations, les détentions et qui a convaincu les nationalistes tunisiens à se prendre en charge et lutter, en utilisant tous les moyens pacifiques et même, parfois, agressifs pour forcer le destin et obliger le colonialiste à composer avec l’élite politique en vue de réviser le traité de 1881 pour l’abrogation du protectorat.
Aussi, notre pays a-t-il obtenu son indépendance le 20 mars 1956 après une période de quatre années (1952-55) mouvementées de tensions, de manifestations, de protestations et une guérilla, fort heureusement peu coûteuse, en martyrs, bien que la France dispose, à ce moment-là, sur notre territoire, d’une armée fort importante équipée de tous les moyens terrestres, aériens et maritimes qu’il fallait faire évacuer dans les plus brefs délais. Aucune date n’a été avancée par la France pour l’évacuation de ses troupes même lors de la rencontre qui eut lieu, à Rambouillet, le 27 février 1961, entre les présidents Bourguiba et le général De Gaulle. Cependant, comme la France était engagée, à nos frontières occidentales et depuis plus de cinq ans contre la guerre de libération algérienne, elle n’était pas pressée de procéder à cette évacuation. La raison principale de cette prise de position par la France serait que la France qui a procédé à quelques essais positifs, au sud du Sahara algérien, de sa bombe atomique, n’était pas encore classée parmi les nations détentrices de cette arme fatale. Et le général De Gaulle tenait à avoir sa bombe avant de quitter, surtout, la base de Bizerte, base éminemment stratégique.
Il faut aussi rappeler que l’armée française d’Algérie, voulant blâmer la Tunisie pour l’aide, l’assistance et le soutien inconditionnel qu’elle fournissait aux guérilléros algériens, n’a pas hésité à bombarder, le 8 février 1958, le paisible village frontalier de Sakiet Sidi Youssef causant soixante dix morts dont des enfants et un grand nombre de blessés.
D’ailleurs et avant d’en arriver là, les divers rappels lancés par le gouvernement tunisien à cet effet, n’ont pu accélérer cette évacuation et il a fallu l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle pour la voir exécutée. En effet, toutes les troupes françaises stationnées dans la plupart des villes tunisiennes ont quitté notre pays, avant l’automne de 1958, exception faite pour la base de Bizerte dont la garnison française formait avec celle de Toulon en France et de Marsa el Kébir en Algérie, le triangle stratégique de grande importance puisqu’il contrôlait le bassin occidental de la mer méditerranée.
Le gouvernement tunisien ne cessait de réclamer, d’une manière régulière et soutenue et de rappeler à la France son solennel engagement à évacuer la base de Bizerte. La France, en affirmant à chaque fois que la base de Bizerte est, bel et bien tunisienne, promettait de le faire et demandait, à chaque fois, le report de cette opération. Il y a lieu de rappeler aussi, que la guerre d’indépendance de l’Algérie battait son plein depuis sept ans et près d’un demi-million de soldats français combattaient les guérilléros algériens qui ont pris les armes le 1er novembre 1954 et menaient, avec courage, abnégation et sacrifices, leur combat libérateur.
Aussi, et vers la fin du deuxième trimestre de l’année 1961 et alors qu’on s’attendait à cette évacuation, nous nous sommes rendu compte que les unités françaises de la base de Bizerte ont commencé à faire des travaux de génie pour rallonger la piste d’envol. Nous avons, alors, déduit, que les promesses qui nous étaient faites et relatives au départ des troupes françaises, n’étaient pas sérieuses. Cette situation déclencha des tensions diplomatiques commencées en juin 1961 lors du démarrage des travaux d’extension de la piste de la base aérienne, sans autorisation des autorités tunisiennes et les tensions arrivent à leur paroxysme et tournent à l’affrontement militaire quelques semaines plus tard (19 juillet 1961).
C’est alors que le premier Président de la République tunisienne, le Combattant Suprême, feu Habib Bourguiba, s’adressa au peuple tunisien, le 17 juillet 1961, pour lui annoncer qu’à partir de ce jour-là, il était interdit aux troupes françaises stationnées dans la base de Bizerte de survoler le territoire national et donna les ordres en conséquence à l’armée nationale. Aussi, la guerre de Bizerte sera la crise la plus grave ayant affecté les relations tuniso-françaises après l’indépendance de la Tunisie en 1956.
Comme les pays européens et les USA ont décidé, en solidarité avec la France, de ne pas nous fournir des armes, sous prétexte qu’elles pourraient être cédées aux combattants algériens, nous avons convenu, avec un cran insolent, d’utiliser la stratégie et la tactique de nos moyens qui étaient, faut-il le souligner, assez modestes. C’est ainsi qu’un détachement de mortiers de 81 mm commandé par feu le général Said el Kateb, lieutenant à ce moment-là, a été, discrètement, installé, au début du mois de juillet 1961, à la lisière de la base en vue de l’engager, en cas de besoin. Ayant eu tout le temps nécessaire pour déployer ses armes, ses munitions et son personnel, il a été remarquable et très subtil dans ses travaux de préparation du terrain et dans le camouflage de ses hommes. Ayant reçu l’ordre, du commandement, en fin d’après–midi du 19 juillet 1961, de bombarder, le jour même et à son initiative et à l’heure de son choix mais de nuit, les installations de la base, en vue de leur causer le maximum de dégâts, il l’a fait, à partir de 23h et ses tirs ont duré près de 40 minutes. La riposte de l’adversaire commença vers minuit par des tirs de contre-batterie alors que la section du lieutenant El Kateb se repliait, par petits paquets, en vue de profiter de l’obscurité de la nuit et éviter, au maximum, les tirs adverses. L’affrontement terrestre durera trois jours, du 19 au 22 juillet 1961.
Le lendemain et à l’aube du 20 juillet 1961, les combats terrestres ont commencé et les unités françaises qui ont quitté la base pour chercher le contact avec nos éléments ont rencontré une farouche résistance de la part de nos soldats. Utilisant des chars et des moyens mécanisés, les unités françaises n’ont pu pénétrer dans la médina qui a été transformée par nos hommes en îlots de résistance et ce, jusqu’au 22 juillet 1961, date du cessez-le-feu décidé par le Conseil de sécurité de l’ONU. La résistance était menée par une bonne douzaine de jeunes officiers (les lieutenants Hamida Ferchichi, Bechir Ben Aissa, Noureddine Boujellabia, Abdelhamid Lajoued, Salah Bouhelal, Ammar Kheriji, Mohamed Benzerti, Abbes Atallah, Tahar Ben Tanfous, Abdelhamid Escheikh, les sous-lieutenants Abderahman Chihi, Boualem, Hédi Wali, Naji et Salem. Nous avons déploré la perte d’un brillant officier supérieur, mort l’arme à la main, le commandant Mohamed Bejaoui et celle du Lt Taieb Ben Aleya. Ce dernier, ayant été chargé de se poster, hors de Bizerte, pour orienter une batterie d’artillerie tunisienne venant de Medjaz el Bab et qui n’était pas au courant du déroulement de la bataille, a été pris à partie par l’aviation ennemie qui l’a bombardé et dont nous n’avons trouvé aucune trace de sa dépouille. Il a été le premier martyr de la promotion Bourguiba.
Le cessez-le-feu a été bel et bien observé par les deux parties et l’évacuation de Bizerte eut lieu le 15 octobre 1963. Ce jour-là, Bizerte a reçu la visite du Président Bourguiba accompagné du président égyptien Jamal Abdennaceur, du président algérien Ahmed Ben Bella et du prince héritier de Libye Essnoussi.
Et depuis cette date historique, l’Armée Nationale n’a cessé d’être une véritable école de patriotisme, de discipline et de sacrifice pour la nation, dans la légalité et la neutralité politique qui lui incombent.
Que Dieu veille et protège la Tunisie éternelle, l’héritière de Carthage et de Kairouan.
N.B. : L’opinion émise dans cette tribune n’engage que son auteur. Elle est l’expression d’un point de vue personnel.
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