Toiles et mémoires – l’homme multiple (III): Conversation avec Abderrazak Fehri : «La tunisianité en question»
Mustapha CHELBI |
Les chats nombreux dans ses tableaux viennent accroître un sentiment de solitude, de choleur, de complicité et de beauté. La charge méditative vient combler un vide philosophique.
Il dénonçait la solitude du créateur en appelant de-ci de-là à la reconnaissance de la dimension artistique comme seule force capable d’humaniser la cité, l’art, le livre, la musique, le vin, la solitude, la partition et la palette sont autant d’éléments qui participent à illuminer l’âme du tableau.
Abderrazak Fehri travaillait sur des grands formats. Souvent, des pans inachevés viennent enrichir ses toiles d’un non-dit qui était excellemment mis en valeur.
Son mérite est d’avoir voulu allier le processus créatif à celui de l’animation culturelle dans la cité. Artiste aux talents nombreux, il a encore sans doute beaucoup de vérité à livrer à son public.
En ouvrant ses portes en 1978 à le rue Saint Jean à Tunis, Ia galerie Attaswir ne cherchait pas à défendre une tendance ou un genre particulier de peinture.
Sa première exposition «annonce les couleurs» et se voulait œcuménique puisqu’elle présente et représente divers courants picturaux allant des plus classiques aux plus modernes.
Les tableaux de l’Ecole de Tunis (Zoubeir et Hedi Turki, Jalel Ben Abdallah, Ammar Farhat et Ali Bellagha) sont exposés aux côtés des dissidents du groupe des six (Roccheggiani, Belkhodja, Larnaout, Mandaoui, Garmadi, Naceur Ben Cheikh) et d’artistes jeunes prometteurs (Faouzi Chtioui, Chedli Belkharnsa, Khaled Ben Slimane, Bouabana, Lamine Sassi).
A l’image de la galerie de Abderrazak Fehri, le groupe Attaswir n’aura pas de tendance, de style, d’écriture ou d’homogénéité clans le discours.
Chaque peintre avancera selon sa subjectivité propre.
La finalité du groupe Attaswir espérait, selon la volonté de Abderrazak Fehri, participer à l’essor de la créativité en encourageant les artistes à se rencontrer et à communiquer entre eux, avec les critiques d’art et avec le public.
Là-dessus, Abderrazak Fehri était très clair : «La galerie Attaswir est ouverte à tous les peintres». L’emplacement au centre-ville a permis à la galerie Attaswir d’atteindre ses objectifs rapidement.
Le groupe Attaswir existait tant que la galerie fonctionnait ; à la fermeture de la galerie en 2002, le groupe s’est dispersé et disloqué. Toutefois, l’esprit du groupe persistait dans les têtes des artistes concernés et agissait sur eux comme un ferment motivant.
Si Abderrazak Fehri n’a pas inscrit sa galerie dans une tendance, il a par contre veillé à développer son action en la liant à un thème particulier : l’art et l’enfance, l’art et la communication, la peinture et la poésie, l’art et la publicité, l’art et les médias… Chaque exposition se soldait par l’édition d’un catalogue ; ce qui constituait à l’époque une initiative innovante, mais aussi et surtout comme une acquisition précieuse. Enfin, le peint et l’écrit, la plume et la palette, l’art et la critique d’art se retrouvent embarqués dans la même «galerie».
On retrouve fréquemment les signatures de Youssef Seddik, Naceur Ben Cheikh, Ridha Tlili, Hamadi Dlimi et Bady Ben Naceur dans les catalogues édités avec un réel soin par Aderrazzak Fehri.
Ne s’enfermant dans aucune doctrine sur l’art, ni dans aucune vérité constituée, la galerie Attaswir s’affirmait librement afin de défendre au mieux les jeunes artistes plasticiens qui ont trouvé en El Fehri un vrai découvreur de talents et un homme attentif aux questionnements les plus variés et les plus audacieux.
Levant toute ambiguïté, Fehri clarifiait son projet : «La galerie Attaswir est un lieu de rencontres où l’on peut échanger les idées et développer de nouvelles perspectives afin d’aboutir à un véritable travail collectif rassemblant peintres, poètes, écrivains, critiques d’art, cinéastes…».
Parmi les artistes exposants on note souvent la présence de Mostari Chakroun, Amara Debbeche, Ridha Bettaieb, Magid Ben Massaoud, Nejib Belkhodja, Lotfi Larnaout, Abderrazak Sahli, Habib Bida, Ben Meftah, Lamine Sassi, Fathi Ben Zakour, Hedi Laban, Hedi Naili, Nourreddine Sassi, Khelifa Cheltout, Naceur Ben Cheikh, Chedli Belkhamsa, Koraichi Rachid, Faouzi Chtioui, Habib Azouz, Habib Bouabana, Khaled Ben Slimane…
Abderrazak Fehri a réussi. Il a rassemblé une belle et grande famille à la galerie Attaswir.
Chaque vernissage se soldait par une grande fête.
L’idée de peinture spectacle était dépassée pour céder la place à une réflexion pionnière sur l’art.
Lors d’une table ronde organisée en juin 1980, Khaled Ben Slimane déclare à Fathi Chargui du journal Le Temps: «Je ne pense pas qu’il y ait un groupe Attaswir», Faouzi Chtioui rétorque : «Nous voulons échapper à la routine, nous ne nous réclamons pas d’une tendance picturale… la galerie Attaswir est ouverte à tous ceux qui sont prêts à enlever leur masque»… Habib Azzouz intervient: «On ne peut parler de tendance… on peut à la rigueur parler de cheminement ou d’expérience de communication». Habib Bida abonde dans le même sens : «La tendance de la galerie Attaswir est dans l’innovation de la pratique, de la recherche plastique par des expositions thématiques, des rencontres, des débats… Férid Ben Massaoud déclare : «L’option pour un langage au-delà du mot ou dans le mot (par une dissection de ce même mot) m’a amené à choisir une autre forme de langage que le verbe.
C’est l’expression picturale, c’est seulement avec ce moyen de communication qui s’adresse directement à l’intention de celui qui voit que l’on peut communiquer au-delà du relationnel, c’est-à-dire de viscères à viscères…
On communiquerait avec nos rêves et nos fantasmes plutôt qu’avec nos raisons et nos soucis de réalité».
Chedli Belkhamsa s’explique et s’implique : «On me demande d’écrire pour expliquer ce que je dessine, j’accéderai donc à cela sans pour autant demander à celui qui écrit de peindre pour m’expliquer, s’expliquer, s’impliquer dans je ne sais quelle contradiction afin de me faire croire que le niveau d’utilité sociale auquel je peux aspirer sera la juste mesure des capacités que je montrerais à résoudre et à exprimer mes propres problèmes et mes propres sentiments qui sont en fin de compte ceux de la plupart de mes contemporains».
Lamine Sassi et Koraïchi déclarent : «Ceux qui trouvent suspecte l’œuvre chargée et profonde, ceux qui font du laid parce que pendant des générations l’art a été symbole de beau, s’interdisent de s’exprimer, de donner leur avis en dehors des différents courants idéologiques.
Le parcours des artistes est jalonné d’interdits et on ne s’étonne plus du peu de changement créatif dû à la culpabilisation des artistes entre le plaisir de la création souvent secret quant à ses motivations et les structures politiques, économiques et sociales auxquelles ils se trouvent confrontés…».
Toujours plein d’humour, Faouzi Chtioui dit : «Pour le sage, si un jour vous êtes déprimés et que vous rencontrez dans la rue un vieux bonhomme flanqué d’un long nez et de cheveux grisâtres portant sur la tête un lit à deux places (celui-là et pas un autre) n’hésitez pas à luis parler, il sera toujours prêt à vous aider».
Ecrivain d’art au talent incontesté, artiste plasticien de grande qualité Naceur Ben Cheikh déclare: «Le point de fuite unique, autour duquel s’organise la totalité de l’espace figuré désigne l’égocentrisme du sujet qui, en tuant son dieu, s’est réduit sans le savoir à une abstraction. La ligne d’horizon, la hiérarchie entre les différents plans qu’elle institue témoignent d’une conception quantitative et dominatrice du temps et de l’espace qui abolit le moment concret du présent.
Mais l’art n’est pas la technique, il n’est pas non plus de l’idéologie, il entretient des rapports avec l’une et l’autre, de transformation et non de reproduction. Ce qui fait que son attitude à l’égard de l’histoire telle qu’elle apparaît à travers le discours idéologique dominant est toujours critique.
Et la technique artistique est le contraire de la technique artisanale, celle que l’on apprend, celle que l’on transmet, celle que l’on capitalise et que l’on emprunte aux autres dans le but de les aider à sortir du sous-développement».
Slah Sghiri a rédigé un bel article publié dans la revue Dialogue N°249 dans lequel il a dit en substance: «Plus qu’un lieu d’exposition d’œuvres picturales, la galerie «Attaswir» malgré l’exiguïté de l’espace et les moyens modestes dont elle dispose, s’arroge progressivement le statut d’un coin de fructueuses rencontres, d’échanges, de réflexions et de comparaison et pourquoi pas d’oppositions d’expérience. L’art, la culture sous toutes leurs formes restent un continuel sujet de discussions, secoués et lancés dans leur géométrie alambiquée d’esprits aussi colorés que multiformes. Un lieu de confrontation donc garant d’une dynamique où l’émulation joue le plus grand rôle. Le contact régulier ou l’esprit ou de courant est chassé, voilà ce qui manquait le plus. Débat ou joute? Qu’importe! La galerie Attaswir existe…». De toute évidence, El Fehri a doublement réussi : il a créé, d’une part, une galerie d’art active, créative et récréative et il a généré, d’autre part, le groupe Attaswir qui a marqué Tunis tel un tatouage. Hélas, l’ingratitude de l’Histoire reste entière et les effets de l’amnésie culturelle restent tangibles. Malgré la popularité et le succès des peintres Habib Bouabana, Khaled Ben Slimane, Chedli Belkhamsa, Faouzi Chtioui, Lamine Sassi et beaucoup d’autres encore, le groupe Attaswir est victime de l’usure du temps.
Le monde va-t-il vers une «alzheimerisation» universelle ?
Je souhaite que les groupes des 6, des 5, Attaswir, Irtissem, et Chiyem retrouvent leur actualité et leur place légitime au sein de l’Histoire de l’art.
(Suite et fin)
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