Economie tunisie

Sécurité et souveraineté alimentaires en Tunisie | La sécurité alimentaire dans un contexte de changement climatique : Des enjeux stratégiques

 

Si la Tunisie a réussi, par le passé, à introduire et à adopter des politiques agricoles avant-gardistes qui ont permis de construire diverses filières agricoles contribuant à une certaine autosuffisance alimentaire, ces approches ont atteint, aujourd’hui, leurs limites. Le changement climatique, qui s’accentue, entraînant la récurrence des épisodes de sécheresse, est en train de fragiliser nos systèmes agricoles, et l’intensification de la production n’est plus un choix envisageable. C’est dans ce contexte que le département de l’Agriculture a mis le cap sur de nouvelles politiques axées sur la valorisation de l’eau et la recherche scientifique, avec, en point de mire, une agriculture durable et résiliente.

Les nouvelles politiques agricoles étaient au cœur d’un débat tenu lors de la journée qui a été organisée, lundi dernier, par le ministère de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche, sur le thème “Les défis de la sécurité alimentaire à la lumière des changements climatiques”. La table ronde qui s’est tenue en présence du ministre de l’Agriculture, Abdelmonem Belati, a permis de braquer les lumières sur les enjeux pressants de la sécurité alimentaire auxquels fait face la Tunisie. Revenant sur l’évolution des politiques agricoles de l’Etat depuis son Indépendance, Mme Nejia Hayouni, chargée de la direction générale des Etudes et du Développement, a souligné que l’autosuffisance alimentaire était un des principaux objectifs des premiers plans de développement qui ont vu le jour à l’aube de l’Indépendance et même avant l’évacuation agricole. La sécurité alimentaire était, selon ses dires, la principale préoccupation de la Tunisie post-indépendance. Ainsi, pour atteindre cet objectif, l’Etat a fait le choix de l’intensification de la production: toutes les ressources hydriques mobilisables ont été déployées dans l’objectif de créer des zones irriguées s’étendant sur des milliers d’hectares.

L’autosuffisance en céréales, un objectif toujours non atteint

“Des ingénieurs et des techniciens ont été formés et déployés dans les quatre coins de la Tunisie afin de répandre les techniques agricoles. Plusieurs réformes et législations ont été, également, mises en place. Tout un arsenal législatif a été instauré au profit du secteur agricole”, a-t-elle enchaîné. La responsable a ajouté que cette politique post-indépendance a porté ses fruits et a permis à la Tunisie d’atteindre son autosuffisance alimentaire pour plusieurs produits agricoles et de diversifier sa production agricole.

“Les produits agricoles cultivés localement sont disponibles tout au long de l’année et le marché local est constamment approvisionné”, a-t-elle commenté. Grâce à cette approche (production intensive), la croissance de la production agricole a suivi un rythme soutenu. Pareil pour les exportations dont la valeur n’a cessé d’augmenter d’une année à l’autre. Mme Hayouni a, cependant, fait remarquer que l’autosuffisance en produits de première nécessité est restée un objectif souhaité. La production nationale en céréales ne couvre toujours pas les besoins du marché, et ce, pour plusieurs raisons, affirme la responsable. Tout d’abord, il s’agit d’agricultures essentiellement pluviales qui ne peuvent pas être soumises totalement au régime irrigué. Donc, le climat méditérréneen de la Tunisie qui provoque une alternance sécheresse-pluie impacte le rendement agricole de ces filières. De plus, le changement des modes de consommation s’est accentué, avec la croissance démographique, et a entraîné une hausse de la demande en céréales que la production nationale, qui est restée en deçà de son potentiel, ne peut pas couvrir. “Globalement, les résultats des politiques adoptées après l’Indépendance étaient positifs. Le secteur a même pu faire preuve de résilience face aux crises mondiales de 2008 et de 2020. Il a été un vrai rempart pour le pays”, a-t-elle commenté. Elle a précisé, qu’aujourd’hui, les défis auxquels fait face le secteur sont importants, surtout, au vu du changement climatique qui s’est accéléré. “Avec la récurrence des épisodes de sécheresse dont la durée s’allonge, des filières entières sont aujourd’hui menacées. Il faut remettre les pendules à l’heure et on ne peut plus rester sur ces mêmes politiques axées sur l’intensification de la production. La démarche entreprise il y a des décennies peut nous mener à une impasse”, a-t-elle indiqué. Mme Hayouni a fait savoir, qu’en 2023, le ministère s’est penché sur une nouvelle vision pour l’agriculture tunisienne, qui prend en considération les effets des changements climatiques, une menace réelle pour le secteur. “Il a été alors décidé de passer d’une agriculture intensive vers une agriculture durable, résiliente face non seulement aux changements climatiques, mais aussi face à l’instabilité des prix internationaux et aux crises internationales successives. Cette agriculture doit être également inclusive. On ne peut pas laisser de côté les petits agriculteurs qui représentent plus de 90% du total des producteurs agricoles tunisiens, la femme rurale et les jeunes. La nouvelle stratégie permet à tous ces acteurs de se projeter dans l’avenir, dans le cadre d’une agriculture durable”, a-t-elle souligné.

De nouveaux choix à adopter

Rappelant que la sécurité alimentaire représente un objectif stratégique qui va de pair avec la prospérité de l’agriculteur, Hayouni a expliqué que cette nouvelle stratégie devra mobiliser et mettre à disposition toutes les ressources et tous les moyens pour pérenniser l’activité des agriculteurs. “Il n’est plus acceptable de produire, à tout-va, n’importe où et n’importe comment. Aujourd’hui, il faut identifier les modes de production à adopter, les variétés à utiliser, les zones de production qu’il faut exploiter ou non. Et cette identification est réalisable grâce à la recherche scientifique”, a-t-elle insisté. La responsable a ajouté qu’un grand travail sera également effectué pour améliorer la gouvernance du secteur, que ce soit au niveau de l’administration, via une restructuration des institutions ou bien au niveau des groupements professionnels qui devraient jouer un rôle important dans l’appui des agriculteurs. “La sécurité alimentaire n’est pas uniquement l’affaire du ministère de l’Agriculture ou du secteur agricole. […] C’est une problématique qui concerne toute la société qui doit être consciente de cette priorité. Il est aussi grand temps de redonner ses lettres de noblesse à l’agriculteur”, a-t-elle indiqué. Et la responsable de conclure : “Pour atteindre les objectifs de cette nouvelle stratégie, il faut réunir deux conditions : la première ce sont les moyens et la deuxième c’est la volonté. Par le passé, il y avait les moyens, mais la volonté de réformer n’y était pas. Nous avons raté plusieurs occasions pour relancer notre agriculture qui aurait été plus performante et moins fragile. Aujourd’hui, la volonté de travailler, de réformer et de sauver notre agriculture est là”.

La valorisation de l’eau, cœur battant de toute nouvelle stratégie

De son côté, Ali Mhiri, expert en développement agricole et ancien professeur à l’Inat, a axé son intervention sur l’importance de la gestion de l’eau en tant que facteur déterminant dans les nouvelles stratégies de sécurité alimentaire. “Nous devons, avant tout, être conscients que notre pays est aride. Nous ne pouvons pas importer les solutions de l’étranger, mais nous devons réfléchir à nos propres solutions qui doivent être appropriées à notre position géographique et à notre environnement”, a-t-il souligné. Il a ajouté que le système de sécurité agricole qui a été instauré après l’indépendance était avant-gardiste et a fait des émules dans plusieurs pays.

“Malgré les moyens limités, ce système a atteint ses objectifs. Mais il a été impacté, au cours des 60 dernières années, par les changements survenus au niveau des politiques économiques adoptées dans les années 70 (lors du passage d’une politique communiste vers une politique libérale) et dans les années 80 avec l’ouverture sur le commerce international et la mondialisation. Ces changements ont eu un impact négatif sur l’ensemble des systèmes agricoles et ont coûté cher à l’Etat, à l’agriculteur qui continue de contribuer à la sécurité alimentaire de la nation au détriment de son revenu, et aux ressources naturelles (détérioration du sol et épuisement des ressources hydriques)”, a-t-il détaillé. L’expert a appelé à prendre en compte tous ces facteurs lors de l’élaboration des nouvelles politiques parce qu’ils conditionnent les scénarios envisageables. Affirmant que la sécurité alimentaire possède un coût, en termes de ressources financières, mais aussi de ressources naturelles et humaines, le professeur a indiqué que l’eau est le facteur le plus important qui va conditionner l’avenir de l’agriculture. Il a ajouté qu’étant donné que les changements climatiques vont exacerber les problèmes de sécheresse, les systèmes de production agricole qui ne sont pas aujourd’hui durables et ne permettent pas d’atteindre les objectifs de sécurité alimentaire doivent passer vers une nouvelle agriculture durable, résiliente et inclusive.

Cette transformation nécessite 10 transitions concomitantes, notamment les transitions écologiques, énergétique mais aussi celle des métiers de l’agriculture, etc. L’eau et la recherche scientifique étant les piliers de toutes ces transitions. “Grâce à ces transitions, nous pouvons passer vers une agriculture qui permet une société juste”, a-t-il commenté. L’expert a, en outre, ajouté que pour mobiliser davantage de ressources hydriques, il faut valoriser l’eau verte et bleue et améliorer le rendement de l’eau.

“ Avec de faibles quantités d’eau, on peut multiplier les productions en fonction des technologies utilisées”, a-t-il insisté. Il a, en ce sens, recommandé de mettre en place un plan d’action comprenant des mesures de moyen et long termes visant notamment à lutter contre le gaspillage alimentaire, à valoriser les eaux usées et à améliorer le rendement des eaux vertes et bleues. Il a également appelé à se décider par rapport à l’adoption de l’approche nexus “énergies renouvelables, eau, agriculture”, dont le coût devra être supporté par toute la communauté nationale.

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