Economie tunisie

Réouverture du poste frontalier de «Ras Jedir»:  Des réformes pour réduire la dépendance au secteur informel et garantir la transparence

Les échanges commerciaux entre «Zouara» et «Ben Guerdane», souvent qualifiés de «commerce sur la ligne», se sont diversifiés et intensifiés, et ce, au-delà des régulations légales, ce qui a rendu difficile le contrôle par les autorités face à des groupes de plus en plus puissants. Ramzi Bouassida, expert en finances publiques et locales, met le doigt sur cette problématique et nous explique pourquoi la régulation stricte du secteur informel est essentielle, non seulement pour maintenir la stabilité économique, mais aussi pour garantir les intérêts nationaux et la souveraineté économique.

Depuis 2011, la Libye traverse une période d’instabilité politique et sécuritaire majeure, marquée par l’absence d’une autorité centrale capable de gouverner l’ensemble du territoire national depuis Tripoli.

Les différents groupes tribaux ont établi leurs propres forces de sécurité et administrent des zones spécifiques, selon leurs propres intérêts. Par exemple, le poste frontalier de « Ras Jedir », du côté libyen, est contrôlé par un groupe affilié à « Zouara ». Dans ce contexte, le ministère libyen de l’Intérieur a décidé, en mars 2024, de fermer ce poste pour rétablir le contrôle étatique, en raison de son utilisation croissante comme plateforme de contrebande. Cette décision vise à renforcer les contrôles pour lutter contre le trafic de drogue et de carburant, comme l’a indiqué la même source.

Comprendre l’ampleur des relations tuniso-libyennes

Ramzi Bouassida, expert en finances publiques et locales, met le doigt sur cette problématique et nous explique que l’intensification du trafic de carburant vers la Tunisie a engendré une pénurie pour la population libyenne, ce qui a conduit à cette décision unilatérale et provoqué des troubles des deux côtés de la frontière. Il est essentiel d’examiner le tissu économique et démographique des deux côtés de la frontière pour comprendre l’ampleur des relations tuniso-libyennes. Les échanges commerciaux entre Zouara et Ben Guerdane, souvent qualifiés de «commerce sur la ligne», se sont intensifiés et diversifiés au-delà des régulations légales, ce qui a rendu difficile le contrôle par les autorités face à des groupes de plus en plus puissants.

Les Tunisiens importent principalement du carburant, des appareils électroménagers et divers produits alimentaires, en raison de leur coût nettement inférieur par rapport à ceux vendus en Tunisie. Du côté libyen, les importations comprennent des médicaments et des produits subventionnés comme les pâtes, le sucre et d’autres denrées alimentaires.

Pour répondre à ces défis sécuritaires, les autorités libyennes ont remplacé l’ensemble de l’équipe en charge du poste frontalier, y compris les douanes, la police et l’armée, afin de mettre en œuvre les nouvelles procédures. Des pourparlers ont également été menés avec les dirigeants de «Zouara» pour obtenir le soutien de la population.

Bouassida a ajouté qu’en parallèle, un accord non publié a été conclu avec les autorités tunisiennes pour rouvrir le poste frontalier selon de nouvelles procédures sécuritaires et douanières. Bien que cet accord soit attendu avec impatience des deux côtés, il devra encore démontrer son efficacité face aux défis sur le terrain.

Des impacts sévères sur l’économie tunisiennes

«Depuis les premiers jours suivant la fermeture du poste frontalier de «Ras Jedir», les autorités tunisiennes ont renforcé leur présence pour prévenir tout dérapage sécuritaire, anticipant les affrontements armés possibles entre la milice qui contrôlait le poste et les forces gouvernementales libyennes.

En réponse à la situation, la Tunisie a également décidé de fermer son poste et de rediriger le trafic vers le poste de «Dhiba». Cette fermeture a eu «des répercussions économiques et sociales majeures, tant pour le secteur formel qu’informel », a assuré Bouassida.

Les chiffres de l’Institut national de la statistique (INS) dévoilent que les exportations tunisiennes vers la Libye ont connu une augmentation de 7,6 % en décembre 2023, avec un excédent commercial de 2.313,4 millions de dinars. Cependant, cette tendance positive a été brutalement interrompue, affectant sévèrement le commerce transfrontalier. Le secteur sanitaire, qui tire une part significative de ses revenus des soins apportés aux patients libyens, a également  été durement touché.

L’expert a montré que « Ras Jedir » est plus qu’un poste frontalier, c’est le poumon économique, informel plus que formel, de la ville de « Ben Guerdane » et de tout le Sud tunisien, qui en dépend entièrement.

«De nombreux commerçants ont dû fermer leurs boutiques, entraînant des mouvements de contestation durant les mois de fermeture », a-t-il pécisé.

«Le secteur informel, en particulier le commerce de carburant illicite en provenance de la Libye et de l’Algérie, joue un rôle significatif dans l’économie tunisienne, selon Ridha Chkoundali, professeur universitaire en sciences économiques, ce commerce illicite représente environ 25 % des besoins économiques du pays ». Cette dépendance importante expose la Tunisie à des risques considérables en cas de perturbation des flux de ces produits.

Les décisions étrangères, comme la fermeture du poste frontalier de «Ras Jedir», peuvent avoir des conséquences déstabilisantes pour l’économie tunisienne en affectant directement l’approvisionnement en carburant illicite. Cette situation met en évidence l’urgence pour les pouvoirs publics de prendre des mesures pour réguler ce commerce informel. Si ces flux sont interrompus ou réduits, cela pourrait engendrer une pénurie de carburant, provoquer des hausses de prix et accroître les tensions économiques et sociales.

La nécessité d’une approche intégrée et réfléchie

En outre, la prévalence du commerce illicite souligne une vulnérabilité dans la structure économique de la Tunisie, où une part importante des besoins en carburant est satisfaite par des voies non officielles. Cette situation n’est pas seulement un défi économique, mais elle compromet également la souveraineté économique du pays, en le rendant dépendant de flux illégaux qui échappent au contrôle et à la régulation gouvernementale.

Ramzi Bouassida a signalé que la régulation stricte du secteur informel est essentielle, non seulement pour maintenir la stabilité économique, mais aussi pour garantir que les intérêts nationaux et la souveraineté économique ne soient pas compromis par des facteurs externes. Une approche intégrée et réfléchie permettra à la Tunisie de gérer les impacts des décisions étrangères et de sécuriser son économie contre les perturbations imprévues.

« Le manque à gagner pour le budget de l’Etat tunisien est considérable, principalement en raison du commerce illicite de carburant et de tabac. Chaque année, des centaines de millions de dinars sont perdues au profit du secteur parallèle, qui bénéficie de cette liquidité non régulée face au manque de liquidités de l’Etat. Pour pallier cette situation, une solution envisageable serait le changement de la monnaie en circulation, une mesure qui pourrait aider à réduire la liquidité disponible pour le secteur informel et limiter son impact. Cependant, cette approche doit s’inscrire dans le cadre d’une réforme financière et fiscale plus large, visant à traiter les causes profondes du commerce illicite et à renforcer le système économique global », a fait savoir Bouassida.

D’après son analyse, il est crucial de tirer les leçons des répercussions des décisions étrangères sur l’économie tunisienne pour mieux se préparer à l’avenir. Les autorités tunisiennes doivent adopter une stratégie intégrée qui comprend non seulement le renforcement des contrôles et des mesures de sécurité mais aussi la mise en œuvre de réformes structurelles.

Les défis majeurs

Ces réformes devraient viser à réduire la dépendance au secteur informel, à améliorer la transparence économique et à augmenter la résilience du pays face aux perturbations externes. En abordant ces défis de manière proactive, la Tunisie pourra mieux protéger son économie contre les impacts négatifs et favoriser une croissance stable et durable.

L’expert a indiqué que les relations entre la Tunisie et la Libye se caractérisent par une solidité remarquable, tant sur le plan diplomatique que social. « La Tunisie a réussi à se positionner comme un interlocuteur privilégié de toutes les factions libyennes sans s’impliquer directement dans le conflit, ce qui lui a permis de jouer un rôle essentiel dans le processus de réconciliation. Cette position stratégique a facilité les négociations entre les divers chefs de gouvernement, notamment, pour la réouverture du poste frontalier de « Ras Jedir ». Le président de la République Kaïs Saïed a également engagé des discussions avec le chef du gouvernement d’union nationale libyen pour accélérer les préparatifs d’ouverture, qui avaient été retardés à plusieurs reprises.

Cet incident illustre les liens de fraternité entre les deux pays  qui réussissent toujours à trouver des compromis pour le bien commun. La lutte contre la contrebande et le renforcement des procédures sécuritaires sont des préoccupations majeures, bien que la situation en Libye demeure tendue en raison de la pression exercée par la milice de « Zouara » sur les nouvelles forces. Un autre point de friction abordé lors des négociations concerne l’immigration clandestine des ressortissants subsahariens, un problème croissant pour les autorités tunisiennes qui cherchent à limiter ce fléau », a développé Ramzi Bouassida.

Il a dévoilé d’autre part que, sur le plan économique, la Tunisie détient une position stratégique en Libye, particulièrement dans un contexte de reconstruction qui attire l’attention des puissances mondiales. La Tunisie a l’opportunité de se positionner comme un sous-traitant-clé dans ce processus. En 2022, une étude de l’Itceq a révélé un potentiel inexploité pour les entreprises tunisiennes sur le marché libyen. Cependant, plusieurs pays, dont la Turquie, ont également cherché à s’imposer économiquement en Libye. Grâce à ses relations étroites avec la zone de Misrata, la Turquie est devenue le deuxième exportateur de biens vers la Libye après la Chine, tandis que la Tunisie se positionne en septième place.

« Il est crucial pour la Tunisie d’adopter une politique économique spécifique à la Libye. Le redressement de l’économie libyenne représente une opportunité pour renforcer l’économie tunisienne, notamment en exploitant les possibilités offertes par le marché libyen, qui peut absorber une main-d’œuvre importante et contribuer ainsi à réduire le taux de chômage. D’où l’importance de maintenir des relations solides avec les autorités libyennes. La stabilité politique et économique en Libye ne peut qu’offrir des opportunités pour l’économie nationale et favoriser le bien-être des deux pays frères », a conclu Bouassida.

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