Précarité de l’emploi en Tunisie | Moez Soussi, expert en évaluation des politiques économiques et des projets, à La Presse : «La véritable solution réside dans l’application rigoureuse de la loi»
Le code du travail en vigueur dans notre pays ne prévoit pas les formes d’emploi par intérim ou en sous-traitance. Nous pouvons donc parler d’un vide juridique à cet égard. En attendant une révision structurelle du code du travail, il est recommandé de prévoir un accord-cadre et multipartite entre les partenaires économiques et sociaux pour organiser et officialiser cette forme d’emploi.
Quelle est votre perception sur la décision prise par le gouvernement sur l’interdiction des contrats de sous-traitance dans le secteur public ?
Il convient de rappeler que, à la suite de la révolution de 2011, l’administration publique a mis fin à l’emploi par sous-traitance, une décision motivée par les aspirations populaires à plus de dignité et d’équité sociale. Cette période a non seulement vu l’interdiction du travail sous-traité, mais aussi la régularisation de plusieurs groupes, notamment les bénéficiaires de l’Amnistie législative générale et les personnes séparées pour motifs de sécurité. Les crises économiques persistantes depuis 2011, couplées à l’engagement croissant de l’Etat providence, se battant contre la vulnérabilité sociale, ont conduit à des déficits budgétaires records, excédant 11% en 2020. Face à cette situation, l’Etat a été contraint d’imposer de sévères restrictions en matière de recrutement, empêchant ainsi l’administration et les entreprises publiques de répondre à leurs besoins en ressources humaines par des recrutements directs. En conséquence, l’emploi par intérim ou via la sous-traitance est redevenu une solution de recours.
La récente décision d’interdire l’emploi intérimaire dans le secteur public, sous prétexte d’éliminer les formes d’emploi indécentes, soulève plusieurs questions. Il n’est pas tout à fait juste de prétendre que les conditions de travail précaires et indécentes résultent exclusivement du travail intérimaire ou des contrats de sous-traitance. Ces modes d’emploi, répandus dans tous les pays, y compris les plus développés, offrent une flexibilité nécessaire lors des pics d’activité saisonniers ou pour répondre à des commandes exceptionnelles, mais éphémères. De plus, le travail intérimaire représente une opportunité précieuse pour les primo-demandeurs d’emploi, leur permettant d’acquérir de l’expérience et des compétences, augmentant ainsi leurs chances d’obtenir un emploi stable.
Concernant les effets néfastes associés à l’emploi intérimaire, notamment en Tunisie, il convient de se demander pourquoi l’administration publique ne parvient pas à exercer un contrôle rigoureux pour assurer le respect des droits et des devoirs de toutes les parties impliquées. Les employeurs, qu’ils soient publics ou privés, possèdent les moyens nécessaires pour vérifier le respect des salaires nets, des cotisations sociales et des assurances-maladie. En somme, le problème ne réside pas dans le travail intérimaire lui-même, mais plutôt dans le non-respect des lois en vigueur.
La perplexité persiste également quant au sort des employés intérimaires suite à cette décision, et à son impact sur la qualité du service public. Sera-t-il envisagé d’intégrer ces employés au sein du secteur public, comme cela a été le cas en 2011, ou seront-ils simplement remerciés ? L’impact financier de cette intégration, partielle ou totale, a-t-il été évalué ? Interdire cette forme d’emploi risque d’aggraver la situation de nombreux employés et de nuire davantage à la qualité du service public, déjà mise à mal. La véritable solution ne réside pas dans l’interdiction de l’emploi en sous-traitance, mais dans l’application rigoureuse de la loi, afin de garantir les droits de toutes les parties concernées. Il est clair que mettre simplement fin à l’emploi par intérim ou en sous-traitance ne résoudra pas les problèmes de travail décent et la lutte contre la précarité. Il est crucial de s’attaquer à la racine du problème, la vulnérabilité économique.
Ainsi, l’enjeu principal réside dans la mise en œuvre effective des lois et régulations pour s’assurer que ces formes d’emploi ne dérivent pas vers l’exploitation, mais restent fidèles à leur objectif originel : une flexibilité bénéfique pour les deux parties, dans le cadre d’un emploi décent.
La situation difficile des finances publiques permettra-t-elle à l’Etat de respecter cet engagement d’interdiction de nouveaux contrats de sous-traitance et d’emploi précaire dans le secteur public ?
Aujourd’hui, la situation des finances publiques est accablante et ne laisse vraiment aucune marge de manœuvre pour consacrer un budget supplémentaire afin d’intégrer ces employés soit dans les administrations, soit dans les entreprises publiques. Nous n’avons pas une idée claire de l’impact budgétaire, et nous ne trouvons aucun article dans la loi de finances 2024 qui prévoit un poste budgétaire pour cette décision. Il est important de rappeler que depuis 2021, à la suite du décret 436 du 17 juin 2021, l’Etat a arrêté la forme d’emploi des chantiers régionaux et agricoles, et la régularisation des dossiers de tous les travailleurs ayant moins de 45 ans est en cours jusqu’à aujourd’hui. Dans le même ordre d’idées, la loi de finances 2024 prévoit la régularisation par l’Etat des dossiers d’intégration des travailleurs âgés entre 45 et 55 ans. Un peu plus tôt, en 2014, l’Etat a décidé de régulariser la situation des travailleurs des mécanismes 16 et 20. Dans ce cadre, les titulaires de diplômes supérieurs, au nombre de 2 272, ont été réglés dès la première année de la décision. Le statut des bénéficiaires restants a été réglé sur une période de 5 ans, à compter de l’année 2014. Pour revenir à la décision discrétionnaire d’arrêter la forme d’emploi par sous-traitance ou par intérim, elle ne peut qu’être appliquée, mais son impact ne mettra aucunement fin à la précarité et aux conditions indécentes de travail. Au contraire, il faut s’attendre à davantage de difficultés pour les travailleurs concernés et à une dégradation accrue de la qualité du service public.
Et qu’en est-il du secteur privé ? Pourra-t-il s’aligner sur cette norme du travail décent alors qu’une grande partie de ses acteurs n’ont pas encore digéré les retombées de la pandémie du coronavirus ?
Le secteur privé emploie les deux tiers de la population active et recourt massivement à l’emploi intérimaire en raison de ses besoins importants en flexibilité de main-d’œuvre. L’instabilité économique a un impact direct sur la stabilité de l’emploi, et la résilience du secteur privé dépend, entre autres, d’une plus grande flexibilité dans l’emploi. De plus, les entreprises privées, en particulier celles actives dans les exportations, font face à une concurrence internationale féroce, car nos produits sont souvent similaires à ceux des pays qui pratiquent une grande flexibilité de l’emploi. Pour toutes ces raisons, dans les circonstances actuelles, il semble peu probable que le secteur privé soit en mesure d’abandonner cette forme de recrutement. L’Etat doit renforcer le contrôle pour garantir le respect des droits des différentes parties contractantes, notamment en veillant à la régularité des déclarations de couverture sociale pour les travailleurs concernés et en s’assurant que les salaires déclarés dépassent les 2/3 du salaire minimum interprofessionnel garanti (Smig), quelle que soit la forme d’emploi temporaire, saisonnier ou à temps partiel.
Est- ce le cas pour le secteur informel où le travail reste non déclaré dans le but de se désengager des obligations fiscales et de sécurité sociale ?
Il y a lieu d’abord de préciser que le travail par sous-traitance ou le travail par intérim est une forme d’emploi qui n’implique pas nécessairement les mêmes problèmes que le travail informel. Cette forme d’emploi est apparue pour atteindre plus de flexibilité de l’emploi et en même temps garantir les droits des travailleurs en matière d’emploi décent. Une priorité déclarée par le gouvernement aujourd’hui consiste à lutter contre le secteur informel et à l’intégrer partiellement dans le secteur formel. Pour rappel, l’emploi informel, selon les données de l’Institut national de la statistique (INS), a atteint 1.598,7 mille employés au 4e trimestre 2019. Aujourd’hui, compte tenu de la vulnérabilité croissante de la population, il faut s’attendre à une augmentation de cette ampleur. L’emploi informel se répartit par secteur avec 26,5% dans l’agriculture et la pêche, 9,4% dans l’industrie manufacturière, 22,4% dans l’industrie non manufacturière et 41,7% dans le secteur des services. Étant donné que l’emploi informel représente 45% du total de l’emploi, on peut estimer que le manque à gagner pour l’Etat en termes de recettes fiscales sur les personnes physiques et les sociétés s’élève à 7.394 millions de dinars tunisiens (MDT) en 2024. Il est important de noter que l’ampleur et l’étendue de l’informel n’ont rien à voir avec le travail par intérim ou par sous-traitance. Un des effets pervers de l’interdiction de cette forme d’emploi est d’aggraver l’importance du secteur informel.
Quelles sont d’après vous les exigences législatives pour les travailleurs occupant un emploi précaire ?
Le code du travail en vigueur dans notre pays ne prévoit pas les formes d’emploi par intérim ou en sous-traitance. Nous pouvons donc parler d’un vide juridique à cet égard, dans un monde où les relations contractuelles sur le marché du travail subissent une transformation profonde vers davantage de flexibilisation et de dématérialisation des postes de travail. En attendant une révision structurelle du code du travail, il est recommandé de prévoir un accord-cadre et multipartite entre les partenaires économiques et sociaux pour organiser et officialiser cette forme d’emploi, garantissant ainsi les droits et les obligations des différentes parties du contrat par intérim et du travail en sous-traitance. En revanche, interdire cette forme d’emploi va à l’encontre des impératifs économiques visant à accroître la flexibilité tout en garantissant la sécurité de l’emploi. En effet, les pays qui ont réussi à concilier création d’emplois et garantie de conditions de travail décentes ont opté pour la flexisécurité (combinaison des termes flexibilité et sécurité), sans pour autant interdire le travail intérimaire.
L’article Précarité de l’emploi en Tunisie | Moez Soussi, expert en évaluation des politiques économiques et des projets, à La Presse : «La véritable solution réside dans l’application rigoureuse de la loi» est apparu en premier sur La Presse de Tunisie.
lien sur site officiel