Pérégrinations régionales: Cap sur les régions du Centre-Ouest
Après avoir braqué les projecteurs sur les problèmes de développement dans les régions du Sud et du Sahel, place dans ce troisième article au Centre-Ouest de la Tunisie où les régions intérieures (Kasserine, Kairouan et Sidi Bouzid) occupent les derniers rangs dans la grille du développement régional et caracolent en tête du classement des régions pauvres en dépit de leurs grandes richesses naturelles.
Situé entre la frontière tuniso-algérienne à l’ouest et les régions littorales à l’est, le Centre-Ouest tunisien est composé des gouvernorats de Kairouan, Sidi Bouzid et Kasserine. Il constitue l’une des principales régions de notre pays eu égard à l’étendue de sa superficie qui constitue 14% du territoire national, l’importance aussi de sa population et surtout de ses ressources naturelles. En dépit de ces facteurs, le rythme de développement dans cette région est toujours lent, engendrant la paupérisation d’une grande frange de la population, en particulier chez les jeunes. Le taux de pauvreté est très élevé dans certaines délégations.
Une économie au ralenti
A travers l’histoire, le Centre-Ouest de la Tunisie a été le plus souvent victime d’une politique de marginalisation, comme en témoignent le taux de pauvreté élevé à Kasserine, le décrochage scolaire précoce et le nombre de suicides à Kairouan. Il existe une forte concentration de pauvreté dans cette zone. C’est l’une des régions les plus pauvres avec un taux moyen de 29,3 %. Les taux de pauvreté ne sont jamais inférieurs au niveau national de 15,3 %. Hassi el-Frid (53,5 %), Jedeliane (53,1 %) et El Ayoun (50,1 %) rattachées à Kasserine constituent incontestablement les délégations les plus pauvres.
La délégation de Hassi el-Frid présente aussi des taux élevés d’abandon scolaire, selon le dernier rapport élaboré par l’Institut national de la statistique (INS) et la Banque mondiale relatif à la cartographie de la pauvreté en Tunisie et dont la publication remonte à septembre 2020. Les délégations de Majel Bel Abbès, Hydra, Sbiba et Feriana affichent à leur tour des taux de plus de 30% et se placent parmi les délégations les plus démunies en dépit des ressources naturelles dont regorge la région.
Selon une enquête copubliée en 2023 par l’ONU (Bureau du coordonnateur résident en Tunisie), le Pnud et l’OIT, le taux le plus élevé des jeunes qui ne sont ni employés, ni en études, ni en formation en Tunisie, a été enregistré à Kairouan (30,6%). Plus de 80% de ces jeunes à Sidi Bouzid n’ont pas obtenu de diplôme. Face à l’impossibilité de trouver un emploi convenable, les jeunes en question sont aussi tentés par la migration soit interne, soit externe.
L’économie du Centre-Ouest tourne au ralenti comme le prouvent les études effectuées par l’Institut tunisien de l’économie et de la compétitivité et des études quantitatives relevant du ministère de l’Économie qui ont montré que les régions intérieures (Kasserine, Kairouan, Jendouba, Sidi Bouzid) occupent les derniers rangs dans la grille du développement régional. « Elles constituent les zones les plus défavorisées par rapport au reste du pays ». (Rapport sur l’indice de développement 2021).
Par ailleurs, le Centre-Ouest, et d’après certains experts en développement, a été, et l’est toujours, à dominante agricole. Son tissu industriel est réduit avec une concentration dans les villes principales des trois gouvernorats, sans compter le fait qu’il est «peu ouvert à l’international», d’après une étude élaborée par l’Agence de promotion de l’Industrie (API) et le Centre d’études et de prospective industrielles (Cepi). Il n’y a que la contrebande vivrière comme issue de secours pour la majorité des jeunes, témoigne à La Presse un représentant de la société civile à Kasserine. «Travailler dans l’informel dans ces trois gouvernorats est tout ce qu’il y a de plus normal. Que faire de plus quand le taux de chômage est toujours élevé ?».
En effet, les taux de chômage les plus élevés sont enregistrés en particulier dans les régions de l’ouest et du sud tunisiens : nord-ouest (33,0%), sud-ouest (26,3%), centre-ouest (23,0%) et sud-est (22,5%), dévoile l’INS.
Sidi Bouzid figure parmi les gouvernorats les plus défavorisés
Considéré comme le berceau de la révolution, le gouvernorat de Sidi Bouzid, occupe une position géographique centrale dans les zones intérieures steppiques du centre-ouest. Il est composé aujourd’hui de 14 délégations dans lesquelles le taux de chômage est de 17,7 %. Le taux de pauvreté moyen du gouvernorat est estimé à 25 %. Sidi Bouzid comporte des délégations rurales à taux de pauvreté élevés à l’instar de Menzel Bouzayène (39 %), Mezzouna (34,3%) et Jelma (31,4 %).
C’est un gouvernorat à vocation agricole avec des périmètres irrigués de plus en plus importants, surtout dédiés aux cultures maraîchères et à l’élevage. Les délégations de Sebbala, d’Essaida et de Menzel Bouzayène, qui affichent des taux de pauvreté élevés, se caractérisent par des taux d’abandon scolaire importants.
Les délégations les plus pauvres du gouvernorat de Sidi Bouzid se caractérisent par une agriculture vivrière, un milieu rural prépondérant, une faiblesse au niveau de l’infrastructure de base, un taux de chômage élevé, un fort exode rural, des migrations importantes, un problème de décrochage scolaire et des indicateurs de qualité de vie faibles.
L’autre grand problème dans le gouvernorat de Sidi Bouzid réside au niveau des disparités socioéconomiques, comme l’ont soulevé les deux chercheurs Mohsen Dhieb et Fadhel Héni (faculté des Lettres et des Sciences humaines de Sfax) dans leur étude publiée en 2023. Leur étude a confirmé «la présence de disparités dans le gouvernorat de Sidi Bouzid au niveau du développement économique et social entre les délégations». L’accent a été mis sur l’importance de l’écart entre Sidi Bouzid, Ouest et le reste des délégations. En revanche, leur analyse confirme la présence d’écarts importants entre les délégations de Regueb et Meknassi, d’une part, et le reste des délégations, d’autre part.
Cependant, le contraste est apparu clairement entre les zones orientales et les zones occidentales du gouvernorat. Les délégations orientales ont obtenu des coefficients de développement meilleurs. Elles ont bénéficié des facteurs principaux : l’importance du rôle de l’État pour Sidi Bouzid-Ouest, la proximité des pôles urbains orientaux, où se trouvent les ports et aéroports et l’importance des facteurs naturels propices aux activités agricoles. La délégation de Regueb a dominé ces zones en termes de développement. L’activité agricole a joué un rôle important pour attirer des investissements extérieurs. Cela a contribué à l’amélioration des infrastructures et à l’augmentation des opportunités d’emploi.
D’après nos deux chercheurs, les régions occidentales, qui comptent 7 délégations, sont considérées comme une zone marginale dominée par la pauvreté et le chômage. Cela est dû à l’éloignement des zones côtières du pays et aux conditions naturelles dominées par les montagnes. Ces zones ont enregistré des coefficients de développement inférieurs à la moyenne du gouvernorat. Menzel Bouzayène est considérée comme la délégation la plus pauvre du gouvernorat avec 39%.
Malgré sa place croissante dans la production de légumes et de fruits, les activités non agricoles sont encore limitées au niveau de la production et de l’emploi. Le manque de développement des activités industrielles et de services a entraîné des difficultés au niveau de l’emploi de la main-d’œuvre. Le taux de raccordement au réseau d’eau potable et le taux de ménages possédant au moins une voiture sont restés inférieurs à la moyenne nationale. «Des indicateurs qui font de cette zone l’un des gouvernorats les plus défavorisés du pays», selon l’étude en question.
La promotion des délégations pauvres passe, selon les deux chercheurs, par l’exploitation optimale de toutes les ressources disponibles et le développement équitable. Autrement dit par le biais de la discrimination positive susceptible de privilégier les zones les moins développées (Menzel Bouzayène, Cebalet Ouled Asker, Jelma, Souk Jdid, Mezzouna, Sidi Ali Ben Aoun et Bir Elhfay) en donnant la priorité aux investissements, à la solidarité territoriale, la citoyenneté, la démocratie et la gouvernance territoriale, et l’intégration de ces espaces marginalisés et de tout le gouvernorat de Sidi Bouzid dans les zones littorales développées.
Kasserine : des richesses naturelles qui ne profitent pas à la région !
Situé au Centre-Ouest du pays, le gouvernorat de Kasserine est composé de 13 délégations et connaît un des taux de pauvreté les plus élevés du pays. Sa superficie s’étend sur 8.269 km² et compte environ 600 mille habitants en 2020. La population rurale représente 56,4 % de la population du gouvernorat.
Sa situation géographique en fait un territoire enclavé. En effet, il partage 220 km de frontière avec l’Algérie. Kasserine est un gouvernorat à vocation agricole du fait que plus de 30 % de sa population active opère dans ce secteur. Plus de 50 % de la population de Sbeïtla, Thala et Jedliane est pauvre. La délégation de Kasserine-Nord, qui est relativement la plus riche du gouvernorat, connaît un taux de pauvreté de 18,9%. Ce taux est supérieur à la moyenne nationale, révèle Dr Nguira Sina dans son étude publiée par le Ftdes. Ses délégations les plus pauvres sont caractérisées par l’agriculture vivrière, un milieu rural dominant, un niveau d’instruction très faible de la population, une faiblesse au niveau de l’infrastructure de base, un problème de décrochage scolaire et une faiblesse des indicateurs de la qualité de vie.
Kasserine est à ce titre le premier producteur sur le plan national pour plusieurs productions agricoles (pommes, pistaches, figues de Barbarie, huile de romarin, légumes), d’où l’intérêt de valoriser son potentiel agricole en développant les démarches de qualité et de bonnes pratiques. L’agriculture biologique offre des perspectives prometteuses, notamment pour la production d’olives à huile et d’olives de table, l’arboriculture : pommier, figuier, amandier et pistachier, le maraîchage de plein champ et sous serre et l’élevage : ovins, bovin, apiculture et cuniculture, ajoute la même source.
La valorisation de l’alfa constitue toutefois, un pilier de première importance dans le développement régional à Kasserine. La transformation industrielle de l’alfa contribue à la diminution du taux de chômage au niveau urbain et occupe plusieurs personnes dans le milieu rural où les femmes sont engagées pour la moitié de l’année dans l’activité d’arrachage et de récolte. Toutefois, la Société nationale de cellulose et de papier alfa a perdu son éclat d’antan et sa production est presque à l’arrêt.
La Tunisie des frontières du côté ouest s’est trouvée comme exclue de tout programme de développement après 2011 et suite à la recrudescence des activités terroristes et de la contrebande. Le vide sécuritaire qui s’en est suivi explique en grande partie l’augmentation inquiétante de telles activités. «La moitié nord de la frontière tuniso-algérienne tend à devenir une zone privilégiée de circulation de résine de cannabis et d’armes légères » avait alerté l’International Crisis Group dans un rapport. La disparition des unités de police et de la garde nationale à cette époque dans la région de Kasserine et de Thala a débridé ces activités. Aujourd’hui, et en dépit d’un retour à la normale de la situation, les séquelles de cette période noire de l’histoire de cette région sont toujours là.
Kairouan enregistre le taux de suicides et de tentatives de suicide le plus élevé
Constitué de 13 délégations, le gouvernorat de Kairouan n’est pas mieux loti en termes de développement que ceux de Sidi Bouzid et Kasserine avec notamment un taux de pauvreté de 29,3 % qui le classe en troisième position sur le plan national après Le Kef et Kasserine, selon l’INS, et ce, malgré sa proximité géographique des régions les plus riches : le Sahel (55 km), le Grand Tunis (155 km) et Sfax (136 km). Le taux de chômage à Kairouan est de 16,96 % et le taux d’analphabétisme est de 35,01 %. La majorité de ses délégations sont rurales avec une forte concentration de la population urbaine dans le chef-lieu du gouvernorat. Ce déséquilibre régional a engendré des disparités importantes entre les délégations. Celles de Oueslatia, El Ala et Hajeb el Ayoun affichent les taux de pauvreté les plus élevés, respectivement 40,9%, 38,3% et 36,6%, et se caractérisent par les taux d’abandon scolaire les plus importants.
Les délégations les plus pauvres sont caractérisées par l’agriculture vivrière, un milieu rural dominant, une faiblesse au niveau de l’infrastructure de base, un taux de chômage élevé, un taux d’analphabétisme élevé, un niveau d’instruction très faible de la population, un exode rural assez important et un problème de décrochage scolaire.
Le rapport annuel du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (Ftdes) a indiqué que l’année 2023 a enregistré 95 cas de suicide et 52 tentatives de suicide. La plupart concernent des jeunes, dont plus de 80 % sont des hommes. Le taux le plus élevé de suicides et de tentatives de suicide se retrouve dans ce gouvernorat, où cette tendance est devenue une véritable problématique.
Dépassant les cas isolés, ce phénomène est attribué en particulier à la précarité économique et sociale dans la région.
Le Ftdes a relevé 11 cas de suicide et de tentative de suicide en janvier 2024, parmi lesquels une femme. La plupart de ces actes ont eu lieu dans le gouvernorat de Kairouan, suivi du gouvernorat de l’Ariana et de Kasserine.
Tout bien considéré, le volume de l’investissement dans le centre-ouest ne reflète nullement le potentiel réel de ces trois gouvernorats. Les procédures administratives complexes et la faiblesse de l’infrastructure sont pointées du doigt par les observateurs et représentants de la société civile dans ces régions.
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