Mustapha Boubaya, membre du Bureau Exécutif & Trésorier de la Chambre Syndicale Nationale des Entreprises d’Études, de Conseil et de Formation de l’UTICA à La Presse: “La Tunisie n’a jamais eu de modèle économique clairement formulé…”
Le nouveau modèle de développement est une approche modélisant les façons de développer notre pays durant les prochaines décennies, à travers une transformation en profondeur des écosystèmes et systèmes de production économique, en partant des insuffisances et des insatisfactions actuelles afin de bâtir une Tunisie entreprenante. Plus de détails dans cet entretien avec Mustapha Boubaya, membre du Bureau Exécutif & Trésorier de la Chambre syndicale nationale des entreprises d’études, de conseil et de formation de l’Utica et secrétaire général de l’Association Carthage Business Angels.
Qu’est-ce que le nouveau modèle de développement ?
Le modèle de développement a pour fonction d’encadrer toutes les stratégies sectorielles et macroéconomiques, afin d’assurer leur conformité aux choix, leur cohérence et leurs synergies, y compris dans leurs dimensions régionales et ramifications locales.
À l’instar de la stratégie «Smart/start-up Tunisia» ayant pour ambition de faire de la Tunisie un territoire fertile en jeunes dans tous les secteurs, ou de la «Nouvelle Stratégie Industrielle et d’Innovation» dont la vision est fondée sur le développement de forces distinctives afin d’accomplir une mission, celle de contribuer à une croissance solide, inclusive et durable, à travers une adaptation continue aux besoins du pays et des marchés internationaux et une industrie compétitive et technologiquement avancée.
Et tout modèle de développement s’appuie sur des piliers, qui sont en fait des choix stratégiques à forte connotation économique, qui vont guider toutes les politiques futures ainsi que les investissements privés et publics. A titre d’exemple, bien qu’il ne soit pas le plus pertinent, le Nouveau modèle de développement marocain de 2021 s’appuie sur quatre piliers: transformation structurelle de l’économie, renforcement du capital humain, inclusion sociale et développement régional.
Le cadre général du modèle économique tunisien résidu est non opérationnel. Quelle est votre vision ?
Le modèle économique d’un pays est lui-même le cadre général idéal pour développer et bien organiser les secteurs d’activité économique, ainsi que le cadre idoine pour planifier les jalons d’un progrès économique et social, au service du bien-être humain de tous ses citoyens.
Or, la Tunisie n’a jamais eu de modèle économique clairement formulé et soutenu par des choix stratégiques précis et partagés, malgré la mise en œuvre d’un processus de planification qu’on applique depuis la période de collectivisation des années 1960.
La raison évidente étant, de mon point de vue, qu’on a souvent manqué de vision, de vision prospective avec des choix stratégiques assumés, et non pas en formulant des axes stratégiques de façon générale et empirique, qui n’engagent personne. Comme on s’est habitué à le faire d’un Plan de développement à un autre, au fil des 40 dernières années.
Dans mon acception des choses, cette vision et ces choix stratégiques doivent être servis par des objectifs S.M.A.R.T “Spécifiques, Mesurables, Accessibles ou Atteignables, Réalistes et Temporels” à moyen et long termes, ainsi que par des plans d’action qui responsabilisent en déclinant «Qui fait Quoi, Quand et Comment» et en adossant ces plans d’action sur un «Plan d’adéquation Objectifs-Moyens», par domaine d’action stratégique, pour qu’on fasse les Politiques de nos Moyens disponibles.
Y a-t-il un constat clair pour mieux clarifier le ralentissement et la récession de développement ?
En réalité, ce ne sont pas les diagnostics qui manquent puisque, régulièrement, notre pays est l’objet de rapports (sectoriels et macroéconomiques) produits aussi bien par des acteurs nationaux que par des partenaires internationaux.
Bien qu’on doive, dans une démarche stratégique (vision-choix-objectifs-domaines d’action-plans d’action) et au lieu des diagnostics longs, fastidieux et coûteux, se suffire d’une évaluation ciblant les M.O.F.F “Menaces, Opportunités, Forces et Faiblesses (ou S.W.O.T)” et finalisée par une analyse des niveaux de satisfaction des attentes et aspirations des différentes parties prenantes.
Aussi, et en compilant ces nombreux rapports de diagnostic, qui se comptent en dizaines, parfois durant l’année, on est en mesure de synthétiser les problèmes structurels et conjoncturels dont souffre le développement de notre pays, et de cerner en détails toutes nos insuffisances et tous les facteurs de ralentissement (voire de décroissance et de désindustrialisation) de notre économie, durant les 15 dernières années.
Quels sont les changements à prévoir pour réaliser un nouveau modèle de développement ?
Trois grandes transformations sont aujourd’hui inéluctables, pleines d’opportunités et tout à fait maîtrisables et à notre portée : la transformation digitale dans tous les secteurs productifs, la transformation écologique avec les trois économies bleue, verte et circulaire, et la transformation énergétique.
Ces trois transformations sont un immense vecteur de développement, et doivent être promues et favorisées par le nouveau Modèle de développement économique, afin de leur assurer une étape de transition, la plus courte possible, entre la situation qui prévaut et celle visée à plus ou moins long terme.
Sachant que, rien qu’avec une courte transition énergétique de deux à trois ans au plus vers les sources d’énergie renouvelables et propres, on pourrait créer au cours de 2024-25 des centaines de moyennes entreprises dans toutes les régions, surtout les moins développées, avec plusieurs centaines de milliers d’emplois qualifiés et moins qualifiés, pouvant absorber l’immense majorité des diplômés de l’université ainsi que ceux de la formation professionnelle.
Aussi, et avec une croissance très faible, inférieure au moins de moitié de celle prévue en 2023, conjuguée à une autosuffisance inférieure à 50% en production d’énergies fossiles (pétrole et gaz), la Tunisie n’a plus le choix et doit s’engager résolument dans l’édification de son nouveau Modèle de développement.
Et ce, dès la fin de l’année en cours, sinon au tout début de la nouvelle année 2024, en organisant des assises élargies (nationales et au niveau des cinq districts) sur les piliers du nouveau modèle et sur les choix stratégiques qui le sous-tendent.
Une fois cet important travail de base réalisé, au bout de trois à quatre mois, il faudrait pour concrétiser le nouveau modèle de développement, trois grandes initiatives, à mon sens : un Pacte national de développement, comme l’ont préconisé nos amis marocains, une convention à signer par toutes les parties prenantes au développement du pays ; une Charte partenariale Etat-entreprises, à engagements réciproques, qui pourrait faire l’objet d’une loi organique et un engagement sans délai du Programme Innov’Administration approuvé par le gouvernement en décembre 2022.
Comment atteindre un nouveau référentiel de développement, basé sur la confiance ?
Les assises nationales, après concertation avec les organisations professionnelles et les acteurs concernés de la société civile au niveau des Districts, travailleront d’abord sur les grands piliers du Modèle, puis dans un deuxième temps, ces piliers seront déclinés en choix stratégiques qui engageront l’avenir du pays pendant les 12 prochaines années.
Et ce, afin d’avoir un horizon partagé et cohérent, l’horizon 2035, choisi dans la plupart des stratégies sectorielles élaborées ces dernières années (industrie, energie, start-up Tunisia, tourisme, production agricole, modernisation de l’administration publique…). Un horizon qui a été choisi également par les Marocains.
Depuis 2020, nous avons entrepris une réflexion approfondie dans le cadre de l’élaboration d’une nouvelle stratégie industrielle et d’innovation, résultant en un Nouveau modèle de développement en «7 E» ou «7 Piliers» pour revitaliser notre économie. Le premier pilier, un «Modèle Entrepreneurial», met l’accent sur l’innovation et l’inclusion, créant un environnement propice pour les jeunes et les moins jeunes entrepreneurs, stimulant ainsi une croissance économique soutenue et durable. Le deuxième pilier repose sur des «Infrastructures de Qualité en PPP» qui couvrent la R&D, la production et la distribution, élevant la qualité de nos produits et services, tout en favorisant l’intégration aux chaînes régionales et mondiales. Le troisième pilier est une «Administration innovante» (Innov’Administration) et un E-Gov qui encourage l’entrepreneuriat technologique et manufacturier, contribuant à faire évoluer notre économie émergente vers une économie avancée et compétitive. Le quatrième pilier s’appuie sur un «Environnement favorable au climat des affaires» qui favorise la production de connaissances et l’adoption d’une économie verte et ouverte à l’international. Le cinquième pilier promeut l’essor de l’«Entreprise économique», en particulier des PME-PMI, grâce à une Charte Etat-Entreprises et des plateformes partenariales créant des chaînes de valeurs pour un développement mutuel durable. Le sixième pilier met l’accent sur l’«Economie sociale et Solidaire» et les investissements à forts impacts socioéconomiques, en cherchant l’équilibre entre «Performance économique et justice sociale». Enfin, le septième pilier valorise l’«Education et la culture scientifique et technique», garantissant la formation et l’emploi des compétences nécessaires à la nouvelle économie et aux entreprises des nouvelles générations, contribuant ainsi à un avenir prospère et équilibré pour notre nation».
L’ébauche du Modèle consacre la Vision prospective d’une «Economie diversifiée & compétitive, ouverte à l’international, conciliant marchés intérieur et extérieur, servie par des écosystèmes d’innovation sectoriels, prenant en considération tous les objectifs de développement durable».
La vision qui le sous-tend est simplement une image claire d’un futur, d’une ambition de la Tunisie, tenant compte du contexte socio-politique du pays, de ses potentiels ainsi que de son environnement géostratégique.
La forte connotation économique et entrepreneuriale des piliers du Modèle s’explique par la dimension prédominante de l’économie dans tout processus de développement, et où l’industrie et l’entreprise sont la locomotive économique. Cela est d’autant plus vrai que près de 3/4 de la population active tunisienne sont employés par les PME-PMI.
Quels sont les pôles stratégiques de transformation de ce modèle?
Dans notre esprit, il ne s’agit pas d’axes, mais de choix stratégiques assumant la transformation en profondeur, pour ne pas dire une transformation structurelle, de l’économie de la Tunisie.
Rappelons que notre pays fait face à de multiples défis pour son développement durable, parmi lesquels on retiendra particulièrement 3 grands défis : l’indispensable amélioration de la situation socioéconomique et des équilibres financiers, l’impérieuse résorption des fractures sociales et des inégalités territoriales, et la nécessaire souveraineté économique minimale pour sécuriser ses besoins et approvisionnements, affronter la compétition mondiale et assurer un développement durable.
A cette fin, et étant à forte connotation entrepreneuriale, le Modèle formule des choix stratégiques idoines — qui sont des réformes, des investissements et des projets — à même de concrétiser la «Vision» et l’ambition évoquées plus haut.
Ces 7 choix stratégiques, qui constituent les piliers du Modèle où le «E» est omniprésent, ont été redéfinis de la manière suivante : tout d’abord, le choix en faveur de l’entrepreneuriat innovant et inclusif, visant à offrir des opportunités équitables à tous les entrepreneurs, jeunes et moins jeunes, afin de stimuler une croissance économique soutenue et durable dans toutes les régions du pays et dans tous les secteurs économiques. Ensuite, le choix d’une économie entrepreneuriale, soutenue par une administration et un E-Gov encourageant l’initiative et appuyant les Mpme technologiques et manufacturières, dans le but de transformer l’économie émergente en une économie avancée et compétitive. De plus, le choix de promouvoir un tissu d’entreprises économiques, soutenu par une charte de partenariat Etat-Entreprise et des plateformes favorisant les chaînes de valeur entre les régions et les secteurs pour un développement mutuellement durable. Il y a également le choix de valoriser l’éducation et la culture scientifique et technique, afin de garantir la formation et l’emploi des compétences nécessaires à la nouvelle économie et aux entreprises des nouvelles générations. De plus, le choix de promouvoir l’économie sociale et solidaire et l’investissement à fort impact socioéconomique, où la performance économique favorise la justice sociale, dans les trois économies : bleue, verte et circulaire. Le choix de bâtir un environnement favorable caractérisé par un climat des affaires sain et propice à l’épanouissement des connaissances, dans le but de les exploiter au service d’une économie verte et ouverte à l’international. Enfin, le choix de l’édification d’infrastructures de qualité, depuis la R&D jusqu’au client, pour favoriser l’amélioration des produits et services à haute valeur ajoutée technologique, intégrés aux chaînes mondiales sous-régionales, avec des circuits courts de production et de distribution.
Quelles sont les étapes à faire pour réaliser une croissance économique qui dure longtemps ?
La croissance économique, tout comme les changements et les transformations, ne se décrète pas. Il faut aller la chercher en provoquant ses leviers déclencheurs, parmi lesquels le principal moteur et le plus difficile que sont l’investissement productif et la création des entreprises.
Un ami franco-allemand, ancien responsable à la GIZ en Tunisie, aimait souvent répéter à qui veut bien l’entendre que « l’innovation est l’arme anti-crise ». Il en a même fait un titre de l’une de ses conférences.
En ayant entendu et bien compris cet ami, je soutiendrais, avec intime conviction, que la Tunisie pourrait inverser assez rapidement ses indicateurs économiques décroissants et réaliser à terme une croissance à deux chiffres, si on déployait les 5 leviers suivants : la libération de l’initiative entrepreneuriale des jeunes et moins jeunes avec un climat d’affaires incitatif, sécurisé par des réglementations souples et simplifiées avec zéro autorisation préalable à caractère économique et une concurrence loyale régulée dans la transparence. Des incitations fortes et ciblées favorisant l’entrepreneuriat innovant, à fort impact économique et social, dans tous les secteurs et pas seulement en faveur des start-up (jeunes pousses à croissance rapide), octroyées même aux initiatives créatives de l’économie sociale et solidaire : verte, bleue et circulaire, qui constituent un vrai pilier de croissance et un vivier de création d’emplois, notamment dans les régions et localités défavorisées. Le soutien proactif des entrepreneurs par des écosystèmes et SAE (Services d’appui et d’encadrement) performants, à l’instar des incubateurs et accélérateurs ainsi que des pépinières d’accueil et d’assistance. La mise à niveau rapide de notre système d’Education-Formation, par retouches successives en moins de deux ans, afin de doter les secteurs productifs en compétences indispensables à l’innovation et au développement technologique, en mettant à profit les Plateformes régionales de dialogue Public-Privé.
La Modernisation/Renforcement des infrastructures de base en matière de Transport-et Logistique et d’aménagement des zones d’activités productives, à réaliser en PPP s’il le faut, afin de soutenir aussi bien l’entrepreneuriat innovant que la création d’entreprises industrielles.
En déployant ces leviers, tout le monde y gagne et sur tous les plans, y compris l’Etat pour renflouer ses recettes fiscales, quitte à accepter une surchauffe inflationniste temporaire, mais qui disparaîtra vite dès que les besoins du pays sécurisés et les surplus de production exportés sur le marché international.
Est-ce que la digitalisation est une solution efficace d’après vous ?
La digitalisation n’est plus aujourd’hui une option, elle se développe de manière exponentielle depuis deux ans, et si est indéniablement un facteur accélérateur des changements, elle n’est pas une panacée à tous nos problèmes. « L’informatique sans organisation est comme un être humain sans âme », et tous les écosystèmes et systèmes économiques en Tunisie souffrent d’importants problèmes d’organisation et d’efficacité.
La bureaucratie administrative en étant un excellent exemple. En venir à bout par la digitalisation des procédures et l’informatisation des processus-métiers courants, ce n’est pas sûr si on ne change pas au préalable le cadre juridique et on ne développe pas en parallèle (à la digitalisation) les compétences créatives des agents publics.
Néanmoins, et même en l’état actuel des choses, avoir des services publics en ligne est un vrai soulagement pour le citoyen et son porte-monnaie.
D’où « l’impérieuse nécessité de réorganiser et de former avant d’informatiser », en actionnant les leviers de l’innovation à tour de bras, parallèlement à la digitalisation, sur tous les plans et dans tous les domaines. Afin d’accompagner les changements comme il se doit, sinon on manquera toujours d’efficacité et de productivité.
Comme l’a dit si bien, récemment, un ami tunisien vivant à l’étranger, Mohamed Balghouthi, « je vois les gaspillages partout et à tous les niveaux, à l’œil nu dans mon pays, à chaque fois que je mets les pieds hors de l’aéroport de Tunis ».
Quelle Tunisie en 2035 ?
Ma vision prospective pour la Tunisie de demain est portée par l’ambition d’une « Economie Diversifiée & Compétitive, ouverte à l’international, conciliant besoins intérieurs et marchés extérieurs, servie par des écosystèmes sectoriels d’entrepreneuriat et d’innovation performants, visant constamment l’atteinte les Objectifs de développement durable».
Une Tunisie disposant d’une jeunesse entreprenante et innovante, dont 75% au moins formés dans ce domaine dès le niveau du Collège, avec un taux de chômage inférieur à 8%, un PIB deux fois celui d’aujourd’hui et des citoyens cultivés et en majorité ouverts aux autres cultures et aux citoyens du monde, dans la lignée de nos aïeuls amazigh et carthaginois. En somme, une Tunisie où il fait bon vivre.
Quelles sont les attentes des Tunisiens d’après vous ?
Pour un Tunisien moyen, produit de l’école de la République, ayant eu une vie professionnelle de plus d’une quarantaine d’années aussi bien au sein de l’Etat qu’au secteur privé, et pour avoir vécu une dizaine d’années à l’étranger, je résumerais ces attentes et aspirations, dans le désordre, en «4 E». Tout d’abord, un Etat démocratique qui concilie l’intérêt général et les besoins des citoyens, sans distinction, soutenu par un E-Gov efficace et non bureaucratique, encourageant l’initiative individuelle. Ensuite, une éducation alignée sur les nouvelles connaissances, les besoins économiques et les valeurs sociétales. De plus, une économie sociale et solidaire qui promeut de manière inclusive les trois nouvelles économies : bleue, verte et circulaire. Enfin, un environnement propice à l’épanouissement de l’être humain, à la préservation de la diversité écologique et à un développement économique durable.
L’article Mustapha Boubaya, membre du Bureau Exécutif & Trésorier de la Chambre Syndicale Nationale des Entreprises d’Études, de Conseil et de Formation de l’UTICA à La Presse: “La Tunisie n’a jamais eu de modèle économique clairement formulé…” est apparu en premier sur La Presse de Tunisie.
lien sur site officiel