Mounir Majdoub, consultant en politiques de développement durable, à La Presse : “L’économie bleue représente un enjeu crucial”
En Tunisie, les activités liées à la mer contribuent à hauteur de 15 à 16% du PIB national. Générateurs de richesses et d’emplois, ces secteurs jouent donc un rôle économique et social important. Toutefois, leur durabilité est en jeu: souvent les pratiques utilisées dans ces activités ne respectent pas l’environnement et donc compromettent leur pérennité. Mounir Majdoub, consultant en politiques de développement durable, explique qu’aujourd’hui, il est grand temps de repenser de nouveaux modèles économiques pour ces filières de l’économie bleue pour qu’elles deviennent durables. L’objectif est de préserver les emplois et exploiter tout le potentiel de création de valeur ajoutée que recèle cette économie. Il apporte son éclairage.
Quand on évoque l’économie bleue, est-ce qu’on parle d’un secteur économique à part entière ou d’un modèle économique? A combien est estimé son poids économique en Tunisie ?
L’économie bleue est plutôt un modèle économique pour les activités qui dépendent particulièrement de la mer et du littoral. Pour mieux comprendre le concept, commençons par énumérer les principales activités économiques en relation avec la mer. Il y a d’abord la pêche, dont on distingue deux catégories: la pêche de capture et l’aquaculture. La pêche de capture est l’activité la plus connue qui peut être classée en deux catégories: la pêche traditionnelle où de petits pêcheurs pratiquent la pêche de cueillette et la pêche moderne qui s’exerce avec les grands chalutiers. Quant à l’aquaculture, c’est une activité relativement nouvelle (introduite dans les années 2000). Et les espèces les plus connues pour l’élevage en Tunisie sont la daurade et le loup de mer. Étant une activité exclusivement maritime, la pêche dépend de l’équilibre et de la santé des écosystèmes marins. Elle contribue, avec l’aquaculture, à peu près à 2% ou 3% au PIB. Mais la durabilité de cette filière dépend de la manière avec laquelle on exploite et on préserve les ressources marines et les écosystèmes marins. Or, quand on parle d’une activité de l’économie bleue, il faut qu’elle soit durable sur les plans économique, social mais aussi environnemental. Le transport et la navigation maritime sont également une autre activité = maritime. Même si c’est une source de pollution de la mer, elle peut constituer une opportunité de développement pour l’économie tunisienne, sachant que près de 80% de nos échanges avec l’extérieur transitent via le transport maritime. Toutefois, le poids de cette activité dans l’économie nationale reste quand même assez faible, contribuant de 1% seulement au PIB. On peut citer également une autre activité côtière importante, en l’occurrence le tourisme côtier ou le tourisme balnéaire. Aujourd’hui, la Tunisie compte plus de 200.000 lits dans les hôtels sur les plages tunisiennes. C’est un secteur qui est considéré comme étant une activité de l’économie bleue, mais encore une fois, à condition qu’il respecte les principes du développement durable. En effet, pour pérenniser cette activité, il faut développer sa résilience face aux menaces des changements climatiques en termes d’élévation du niveau de la mer, d’érosion côtière et de hausse de la température, qui peuvent compromettre l’avenir du tourisme côtier en Tunisie. Donc, il va falloir que tous les bâtiments hôteliers en bord de mer s’adaptent à l’évolution du climat dans les 10, 20, 30 prochaines années. Mais d’une manière générale, le secteur du tourisme côtier représente un poids relativement important dans le PIB : on estime, en fonction des années, que la contribution directe du produit touristique balnéaire dans le PIB est de l’ordre de 8 à 10%. Si on y ajoute les activités connexes, comme l’artisanat, la restauration, etc., le poids économique de ce secteur est de près de 13% du PIB. En somme, en tenant compte des poids économiques de tous les secteurs, on trouve que la contribution directe et indirecte de l’économie bleue dans le PIB s’élève à près de 15 à 16% du PIB, sachant que le tourisme balnéaire se taille la part du lion. Bien sûr, on peut citer d’autres activités qui dépendent de la mer, comme, par exemple, l’extraction du pétrole et du gaz offshore, puisque la Tunisie compte quelques plateformes. Mais ces activités ne sont pas considérées comme des activités bleues, parce qu’elles sont fortement polluantes. Et puis aujourd’hui, étant donné l’urgence climatique, l’orientation mondiale penche vers les énergies renouvelables et vers l’abandon des énergies fossiles. Et, à juste titre, les énergies renouvelables peuvent constituer un gisement d’activités maritimes relativement propres et vertes, c’est l’exemple des éoliennes offshore. A cela s’ajoutent d’autres activités qui ne sont pas économiques au sens propre du terme, mais qui sont extrêmement importantes pour la préservation du milieu marin d’une manière générale. C’est le cas des activités liées à la protection de l’environnement et la préservation des écosystèmes marins et de dépollution, qui permettent de protéger le capital naturel marin. En outre, on parle de plus en plus d’activités d’économie bleue émergentes, telles que l’exploitation et la valorisation des ressources biomarines, notamment l’extraction de spiruline à partir des algues ou de l’herbier de Posidonie, qui est utilisé dans l’industrie pharmaceutique ou dans la fabrication de produits cosmétiques et d’alimentation, etc. Donc, en résumé, l’économie bleue est l’ensemble des activités économiques qui dépendent directement ou indirectement de la mer et qui respectent les principes de développement durable en termes environnemental, économique et social.
Donc, quand on parle de l’économie bleue, est-ce qu’on parle d’enjeux de profitabilité ou d’enjeux environnementaux (par exemple pour le tourisme qui est une activité polluante et qui doit réduire ses externalités environnementales négatives) ?
L’enjeu est un enjeu de durabilité mais pas seulement d’un point de vue environnemental. C’est aussi un enjeu de durabilité économique. Ici, je reviens toujours à l’exemple de la pêche où les pratiques de pêche illicite qui ne respectent pas le repos biologique ou de la pêche au chalut qui emporte tout ce qui est dans le fond marin, pêle-mêle. Ce sont des pratiques qui ne sont pas durables et qui menacent la durabilité de la production de pêche elle-même. Donc l’enjeu est un enjeu de durabilité mais cette durabilité ne peut être comprise qu’au sens intégré et systémique du terme. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de durabilité environnementale séparée de la durabilité économique et d’autre part, il n’y a pas de durabilité économique et environnementale séparée de la durabilité sociale. Parce que si, par exemple, l’activité de la pêche baisse à cause de la surexploitation des ressources halieutiques, c’est l’emploi qui va en pâtir. Et d’ailleurs, la Tunisie souffre, dans ce contexte, de deux problèmes: le premier est celui de la surexploitation des ressources halieutiques qui empêche et entrave la reproduction naturelle des espèces. L’autre phénomène qui est extrêmement important est celui de la pollution de la mer qui puise son origine dans les produits chimiques et plastiques déversés en mer nuisant à la vie aquatique. En Tunisie, nous en avons deux exemples qui sont réels et que nous vivons depuis plusieurs années. Le premier exemple est celui du rejet du phosphogypse en mer par les industries de transformation de phosphate qui a impacté le milieu marin et qui a pratiquement créé un désert marin conduisant à la destruction des centaines voire des milliers d’emplois pour les pêcheurs. L’autre exemple est celui du rejet anarchique ou encore le rejet des stations d’épuration des eaux usées qui ne sont pas traitées de façon adéquate et qui ne sont pas souvent conformes aux normes, polluant ainsi la mer et affectant la santé environnementale de la vie aquatique. Ces rejets en mer sont responsables de la pollution de l’eau de baignade dans certaines plages et donc de l’interdiction de baignade dans plusieurs plages de la côte tunisienne. D’ailleurs, on compte une vingtaine de plages publiques qui sont interdites de baignade à cause des produits polluants qui peuvent nuire à la santé humaine. Par rapport au tourisme, vous avez dit que le secteur est très polluant. Je ne suis pas tout à fait d’accord. Le secteur du tourisme n’est pas aussi polluant que les établissements industriels qui sont installés sur le littoral tunisien et qui rejettent des déchets polluants en mer. C’est vrai qu’il y a une partie de l’activité touristique qui peut être un peu polluante, notamment en termes de rejet hydrique, de surconsommation d’eau, de consommation d’énergie, etc. Mais c’est maîtrisable. Par contre, les bâtiments touristiques en bord de mer sont de plus en plus menacés par les impacts négatifs des changements climatiques, notamment l’avancée de la mer qui est visible sur plusieurs côtes tunisiennes, telles que le golfe de Hammamet, le Cap Bon, le centre-Est du Sahel, etc. où des bâtiments touristiques sont déjà touchés et affectés par l’avancée de la mer. Cela nous met face à un dilemme. Est-ce qu’on va continuer à construire des bâtiments hôteliers pieds dans l’eau, au risque de voir ces bâtiments démolis en raison de l’avancée de la mer, ou devrions-nous déplacer de plusieurs dizaines voire centaines de mètres toutes les constructions existantes ? Cela implique, bien sûr, des investissements énormes et une transformation importante du secteur touristique, en particulier. D’où la nécessité de travailler d’une manière sérieuse et profonde sur de nouveaux produits touristiques, un nouveau modèle économique touristique qui soit moins dépendant de la mer et plus orienté vers les paysages naturels, vers le culturel, l’archéologie, le socio-culturel, etc.
Donc, l’idéal est de parvenir à changer le modèle économique de toutes ces filières, justement pour pouvoir pérenniser ces activités ?
Tout à fait, il est absolument nécessaire de réfléchir d’une manière posée, sereine et participative avec toutes les parties prenantes, notamment les professionnels, les différents métiers, les administrations concernées (l’agriculture, la pêche, l’environnement, le tourisme, le transport, l’équipement, l’habitat, l’industrie, etc.). Et d’instaurer un véritable dialogue sur les menaces, les enjeux et les opportunités liés à la transformation de notre modèle économique qui dépend de la mer et du littoral. D’ailleurs, ce qui a été organisé la semaine dernière par l’association Racines et développements durables (RDD), avec l’appui du Programme des Nations unies pour l’environnement et le partenariat du ministère de l’Environnement tunisien, va dans ce sens-là: instaurer un dialogue national pour susciter le débat et la réflexion sur ces enjeux qui sont importants, d’une part, parce que 10 à 15% du PIB sont produits par la mer et le littoral. Et puis, nous pensons réellement qu’il y a un potentiel de développer davantage la création de la valeur ajoutée relative à ces activités mais à condition de respecter les règles de durabilité.
Propos recueillis par Marwa Saidi
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