Economie tunisie

Mohamed Amine Sdiri, ingénieur en génie civil : «L’investissement repose sur la confiance dans l’écosystème national»

 

«La réduction significative du nombre de projets d’infrastructure et de développement économique entrepris dans le pays au cours des dernières années nuit à la compétitivité du pays et limite les opportunités d’amélioration du bien-être des citoyens». Cette problématique est cruciale car les grands projets sont des moteurs essentiels de croissance économique, de création d’emplois et de développement social, a affirmé Mohamed Amine Sdiri, ingénieur en génie civil, avec 12 ans d’expérience dans la planification et la mise en œuvre de grands projets d’infrastructure en Europe et en Afrique.

Entre 1956 et 2010, la Tunisie a réalisé plusieurs grands projets, notamment : la construction de l’Aéroport international de Tunis-Carthage en 1972, le Stade olympique de Radès inauguré en 2001, le pont de Radès-La Goulette achevé en 2009, le développement de centrales électriques et le raccordement en eau potable à grande échelle et la construction de stations d’épuration pour améliorer la gestion des eaux usées, c’est ce que nous déclare Mohamed Amine Sdiri, ingénieur en génie civil.

Un cadre macroéconomique peu favorable

Il explique, cependant, que de nombreux projets peinent à voir le jour, tels que : le port d’Enfidha, planifié depuis 2007, la Cité sportive de Sfax, planifiée depuis 2008, les projets immobiliers Boukhater, planifiés depuis 2008, Sama Dubaï, programmé depuis 2007, le port financier de Tunis, planifié depuis 2008, l’extension de l’Aéroport international de Tunis-Carthage qui date depuis 2010, le fiasco de l’aéroport d’Enfidha, inauguré en 2009, où la concession initiale à TAV a rencontré des difficultés financières et opérationnelles, menant à son transfert à «Aéroports de Paris» (ADP).

Sdiri développe que l’absence de grands projets freine la modernisation des infrastructures, nuit à la compétitivité du pays et limite les opportunités d’amélioration du bien-être des citoyens.

Selon lui, les grands projets reflètent la santé de l’économie. Entre 1970 et 1980, la Tunisie a connu un taux de croissance moyen de 6%. Ce taux s’est replié à 4,5% entre 1981 et 1990, puis à 5% entre 1991 et 2010. Depuis 2011, la croissance a été particulièrement lente, oscillant entre 1 et 2% par an, selon les données de la Banque mondiale. Ce cadre macroéconomique n’est donc pas favorable au développement de grands projets structurants.

«Malgré les tentatives de simplification et les efforts juridiques, comme la loi transversale pour la promotion de l’investissement (2019), les procédures liées à l’investissement privé restent lourdes. Par exemple, la fonction d’investissement est fragmentée entre de nombreuses institutions (TIA, Fipa, API, Apia), créant des chevauchements et une confusion pour les investisseurs. La réglementation des changes et d’autres obstacles bureaucratiques freinent également l’investissement. Nous pouvons ajouter aussi le court terme des cycles politiques depuis 2011, qui ne permet pas la continuité des actions entreprises. Les politiciens sont distraits par la pression des demandes urgentes, ce qui compromet la planification à long terme nécessaire pour les grands projets», assure Sdiri.

Et d’ajouter : «Les fonctionnaires ne sont pas incités à mettre en œuvre ces grands projets, car il n’y a pas de promotions ou de primes spéciales pour les meilleurs performants. Au contraire, ils risquent d’être punis à la moindre erreur, comme le stipule l’article 96 du code pénal. L’administration a, aussi, perdu ses ingénieurs brillants, diplômés des meilleures universités, qui préfèrent le secteur privé ou choisissent de partir à l’étranger».

Raviver la dynamique de construction

D’après l’ingénieur en génie civil, il faut simplifier les procédures administratives et promouvoir la participation du secteur privé dans le développement et la mise en œuvre des projets d’infrastructure et de services publics serait une première piste à suivre.

«Pour raviver la dynamique de construction et d’innovation en Tunisie, il est indispensable d’utiliser des techniques de financement innovantes comme le “blending”, qui combine des ressources de différents types (dons, prêts, capitaux privés). Les partenariats public-privé (PPP) et, lorsqu’elle est pertinente, la privatisation peuvent également être envisagés. La dérégulation des secteurs peuvent attirer davantage d’investissements. La tentative de faire passer une loi sur les grands projets (2018-2019), bien qu’elle ait échoué, était une idée valable. Cette loi visait à simplifier et accélérer les procédures pour les projets majeurs, à renforcer la transparence et à attirer des investissements étrangers. Une réévaluation et une nouvelle proposition de cette loi pourraient être pertinentes», développe Mohamed Amine Sdiri.

Il insiste sur le fait que le gouvernement doit impliquer la société civile et le secteur privé dès les premières phases de planification d’un grand projet. Cela peut être réalisé à travers des consultations publiques sur les questions sociales et environnementales en particulier. «Une stratégie de communication efficace doit être mise en place pour expliquer l’impact positif des projets envisagés et pour prendre en compte les suggestions et apports des participants aux consultations. Les consultations citoyennes, qui incluent des collectifs citoyens, sont cruciales pour s’assurer que les projets répondent aux besoins réels de la population et pour obtenir leur adhésion.

Un exemple marquant de collaboration réussie entre gouvernement, secteur privé et société civile est le projet de modernisation du Canal de Panama, achevé en 2016, et qui a impliqué une coopération étroite entre l’Autorité du Canal de Panama (ACP), des entreprises privées internationales et des organisations de la société civile. L’ACP, une entité gouvernementale autonome, a dirigé le projet en assurant une coordination efficace et en surmontant les obstacles bureaucratiques. Elle a mené des consultations publiques et intégré les suggestions des parties prenantes dans le processus de planification, ce qui a permis aux entreprises privées internationales de partager avec le gouvernement les risques liés à la conception et la construction des nouvelles écluses et des infrastructures associées. Les organisations de la société civile, quant à elles, ont participé aux consultations publiques, exprimant les préoccupations environnementales et sociales», mentionne Sdiri.

Il ajoute également que la Tunisie dispose d’un capital humain exceptionnel, avec un taux de scolarisation élevé et des diplômés compétents issus de diverses universités renommées. Ce potentiel humain est le principal levier pour mettre en œuvre les grands projets. De nombreux ingénieurs tunisiens, formés dans des institutions de renom, telles que l’Ecole nationale d’ingénieurs de Tunis, apportent une expertise précieuse tant au niveau local qu’international et constituent l’atout principal de tout développement des grands projets dans le pays.

Il révèle par ailleurs que la Tunisie dispose aussi d’un tissu solide d’entreprises privées et semi-étatiques actives à l’international dans les différentes phases des projets d’infrastructure, de la conception à la mise en œuvre. Des entreprises, telles que «Soroubat», «Alma», «Scet», «Studi», et «Jade Advisory», ainsi que des entités semi-étatiques comme la «Sonede International» et la «Steg International», sont reconnues pour leur capacité à réaliser des projets d’envergure. Ces entreprises, qui réussissent à mettre en œuvre des projets complexes dans divers pays, seront l’épine dorsale de tout développement des projets structurant en Tunisie.

Et le rôle des investissements étrangers…

«Pour satisfaire ces besoins en matière d’infrastructures de base, la Tunisie devra mobiliser des dizaines de milliards de dinars d’investissement (à titre d’exemple, le métro de Sfax mobilise près de 2 milliards de dinars, la mise à niveau de l’aéroport de Carthage nécessitera un financement de près d’un milliard de dinars, 55 milliards de dinars sont nécessaires pour maintenir et développer le réseau de lignes ferroviaires selon le Plan Directeur du Transport publié en 2016, par le ministère du Transport. Ces investissements ne peuvent pas être réalisés sur la caisse de l’Etat et nécessitent la mobilisation de capitaux privés, notamment à travers des investissements directs étrangers (IDE)», cite Sdiri.

Il annonce, par ailleurs, que les IDE sont donc essentiels pour combler le gap en matière d’infrastructures en général et pour réaliser les grands projets en particulier. Attirer ces investissements et les rendre durables pose plusieurs défis aujourd’hui en Tunisie : simplifier les procédures administratives et réduire la fragmentation des institutions d’investissement sont des mesures nécessaires pour améliorer l’environnement des affaires, assurer une transparence totale dans les processus de passation des marchés publics et renforcer la lutte contre la corruption sont également indispensables pour attirer et maintenir les investissements étrangers.

L’acte d’investir repose avant tout sur la confiance dans tout l’écosystème national. Créer un environnement économique stable et prévisible, avec des politiques favorables aux investissements, est essentiel pour encourager les IDE, conclut Sdiri.

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