Economie tunisie

MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT EN TUNISIE:  Rattraper les erreurs de diagnostic

Depuis plus d’une décennie, les diagnostics et les solutions proposées pour revoir le modèle de développement en Tunisie ont abondé à tire-larigot. Economistes tunisiens et internationaux se sont accordés à dire que l’ancien modèle économique a atteint ses limites. Dressant leur diagnostic, ces experts ont fait état d’inégalités régionales qui perdurent, d’une inflation très élevée et d’un rythme d’endettement accéléré.

Aujourd’hui, même si la croissance économique tunisienne montre des signes de redressement après une période de stagnation si l’on se fi e aux données officielles, des dysfonctionnements conjoncturels persistent. Si le PIB a enregistré une croissance de 2,5 % au premier semestre de 2024, contre 1,8 % sur la même période en 2023, l’inflation reste une préoccupation majeure. Elle est de 7,2 % en ce milieu de 2024. Les pressions inflationnistes sont principalement dues à l’augmentation des prix des produits alimentaires et de l’énergie. La Banque centrale de Tunisie peine quant à elle à contenir l’inflation par une politique monétaire restrictive.

Le taux de chômage reste élevé, bien qu’il ait légèrement diminué, soit 15,8 % en juin dernier contre 16,3 % en décembre 2023. La balance commerciale tunisienne souffre encore d’un déficit significatif estimé à 3,5 milliards de dinars. Les exportations ont toutefois augmenté de 5 %, grâce à la demande accrue des marchés européens. Les importations ont aussi augmenté de 4 %, à cause de la hausse des prix des matières premières. Cet état des lieux montre à lui seul à quel point les économistes et les instances internationales ont pu prêter la main à des erreurs de diagnostic aussi effarantes.

En recommandant d’améliorer l’accès au financement pour les jeunes entreprises, l’assainissement du climat des affaires et le renforcement de la gouvernance, les économistes du Fonds Monétaire International (FMI), de la Banque mondiale, de la Banque centrale européenne et de l’Organisation de coopération et de développement économiques (Ocde) ont promu des choix économiques, sociaux et politiques toujours conformes aux intérêts du capital. Car la Tunisie d’aujourd’hui a plutôt besoin d’une vraie pensée économique à la fois réaliste, cohérente et ambitieuse. Les discours politiques creux et les diagnostics simplistes et réducteurs ne font qu’accélérer le naufrage du paquebot, en convient l’économiste tunisien, Karim Ben Kahla, dans des déclarations à La Presse.

Le modèle de développement, une question complexe

Croire que les économistes peuvent à eux seuls trouver des solutions à la problématique du développement est réducteur, pense l’universitaire. « Nous avons tendance à réduire la question du développement à des aspects économiques et de là à une question de croissance. Même quand il s’agit de croissance, il y a non seulement un problème de crise économique mais aussi un problème de pensée économique », note l’économiste. Pour lui, ce que l’administration tunisienne et bon nombre d’économistes proposent comme discours économique semble dater d’une autre époque. Cela manque de cohérence.

« Je ne pense pas que l’administration tunisienne ait aujourd’hui suffisamment de compétence pour penser l’économie autrement. Au niveau des universitaires et de la pensée économique, nous manquons également d’esprit critique pour proposer des réflexions et des solutions adaptées à notre réalité », explique-t-il.

Des solutions inadaptées à la réalité tunisienne

Les solutions proposées par les institutions internationales dont le FMI demeurent, quant à elles, relativement classiques et inadaptées à notre réalité, pense l’économiste. « La stabilisation macroéconomique, l’assainissement du climat des affaires et l’accès au financement, ces trois variables ne suffi sent pas à recréer de la confiance. Bien au contraire, pour ce qui est de l’assainissement du climat des  affaires, je pense qu’on est en train de créer de la défiance plutôt que de la confiance. Puis, on ne dit pas les choses clairement. Décentralisation ou centralisation, un Etat libéral ou un Etat interventionniste, l’orientation de notre boussole n’est point claire », regrette notre interlocuteur.

Lorsqu’il n’y a pas des choix cohérents, on tombe dans le rafistolage, poursuit-il, soulignant que le meilleur indicateur de développement demeure l’état du capital humain et les libertés individuelles. « Le développement ce n’est pas la croissance mais c’est l’élargissement des libertés individuelles. Or, les individus sont en train de déserter aussi bien l’administration que le pays.

Dans les administrations on a affaire à un discours qui laisse entendre que le politique va tout changer : l’économique et le social. Or, cette même administration se veut toujours archaïque. Au nom de l’assainissement du climat des affaires, on ne réforme pas l’administration, on fait du rafistolage. D’ailleurs, outre les problèmes de planification, a-t-on encore un plan de développement ? », s’interroge l’économiste. Le modèle de développement c’est d’abord l’adhésion de la société. Or, il y a de la défiance qui s’installe.

Les gens se méfient les uns des autres. Les élites économiques et intellectuelles sont contestées et en train de partir. Malheureusement c’est le sauve qui peut aujourd’hui. Reste à dire que la Tunisie a des atouts considérables qu’il convient d’explorer. Abordant les atouts de la Tunisie, l’économiste recommande de redonner confi ance aux élites et compétences du pays qui ne cessent de prendre le large. Les atouts de la Tunisie sont innombrables : ses compétences, sa proximité de l’Europe, son climat, l’homogénéité de sa société, sa position géostratégique, mais tout reste à mettre en valeur. Il faut tout mettre en symbiose et créer une harmonie entre tous ces avantages.

Acteurs économiques plutôt qu’agrégat économique

« Aujourd’hui, il faut réfléchir en termes d’acteurs économiques et non seulement d’agrégat économique », soutient l’économiste. Et de poursuivre, « en Tunisie, aujourd’hui encore, on pense investissement et on ne pense pas investisseurs, on pense exportation et on ne pense pas exportateurs. Pour promouvoir l’investissement, on va à la limite faire fuir les investisseurs.

Pour promouvoir l’exportation, on s’attaque aux exportateurs. Car on raisonne en termes d’agrégat économique sans pour autant comprendre la logique des acteurs. On oublie souvent que, derrière tout cela, il y a des acteurs économiques. La logique des acteurs n’est pas uniquement économique, elle est sociale, culturelle, politique », de l’avis de l’universitaire Ben Kahla.

Enjeux multiples et divers

Les enjeux sont énormes et le monde est en train de changer. Aujourd’hui, la transformation, ou bien la révolution numérique, est là.

Comment faire réussir la nôtre, alors qu’on n’est plus capable de retenir nos ingénieurs ? Comment rentrer dans ce siècle numérique alors que notre administration est incapable de retenir un seul ingénieur ? Les mêmes problématiques se posent au secteur énergétique. Le développement c’est autre chose que la croissance économique, assure le même économiste. « Le développement c’est plutôt un changement qualitatif au niveau de la société. C’est un autre rapport avec soi-même et avec les autres, et cela est vrai à plusieurs niveaux ; au travail, à la liberté, à la confiance en nous-mêmes… Or, cette confiance est affectée et c’est l’avenir qui est compromis.

En parlant investissement dans l’acception la plus large du terme, il faut voir si les gens s’investissent encore dans ce pays ou pas. Aujourd’hui les familles investissent pour que leurs enfants quittent le pays. De quel développement peut-on parler quand on a des milliers de médecins et d’ingénieurs qui quittent annuellement le pays ? », développe le spécialiste.

«Reste à dire que la question du développement est très complexe et que l’on manque souvent de vision cohérente. On a des discours contradictoires. Où est-ce qu’on va ?

Vers un modèle plus libéral ou plus interventionniste, centralisé ou décentralisé ? Ce qu’on appelle réforme c’est en réalité du rafi stolage. On nous colle des mesurettes dans la loi de fi nances et l’on pense que c’est une politique économique. Or, la loi de fi nances ce n’est pas une politique économique, encore moins une politique de développement. Quand je vois que les familles investissent pour que leurs enfants partent, je dirais que les gens n’ont pas confi ance en l’avenir de ce pays », synthétise l’économiste. Les lecteurs de cet écrit, gouvernants comme gouvernés, pourraient profi ter de cet éclair de lucidité pour tout revoir avec un œil neuf, libre, curieux, rêveur même. Au risque de décider qu’il faut tout reprendre, tout recommence

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