Culture

L’universitaire et chercheuse tunisienne Najet limam-Tnani, à La Presse: «Ni le féminisme, ni les études de genre n’excluent les hommes…» (II)

Artiste dans l’âme, Najet Limam-Tnani sait meubler agréablement son temps par le chant, la création des bijoux, mais aussi par un autre type de recherche qui est cette fabuleuse quête picturale des formes et des couleurs quelque part à l’ombre des bougainvilliers ou près de la mer rêveuse, houleuse, promettant l’incessant bonheur… Interview.

Vous êtes spécialiste surtout de Marguerite Duras et de Jean Genêt aux œuvres de qui vous avez consacré votre thèse d’Etat «Un je sans garantie dans les œuvres de Marguerite Duras et celles de Jean Genet» que vous avez soutenue à Tunis, en 2007. Ces deux grands écrivains ont toujours pris le parti des vaincus contre les vainqueurs, par exemple celui des femmes contre les hommes ou celui des juifs contre les nazis. S’ils étaient encore là, quel parti auraient-ils, ces jours-ci, défendu dans leurs textes, celui des Palestiniens de Gaza ou celui d’Israël ?

En effet, Duras et Genet ont mis au centre de leurs textes les marginaux, les mendiants, les fous, les criminels et les prisonniers, tous ceux qui sont rejetés et invisibilisés par le système. Ils se sont tenus aux côtés des opprimés et des colonisés. Chez Duras, les juifs occupent une place déterminante à cause de leur histoire tourmentée et de l’errance à laquelle ils ont été réduits, mais aussi du génocide dont ils ont été victimes au moment de la Seconde Guerre mondiale. Mais Duras a également défendu les Algériens au moment de la guerre d’Algérie et leur a consacré de nombreux articles de presse où elle a dénoncé le racisme dont ils ont été l’objet et les humiliations et l’oppression que leur faisait subir la police française. Par ailleurs, le Manifeste des 121 titré «Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie» et publié le 6 septembre 1960 dans le magazine Vérité-Liberté, est né dans le sillage du groupe de la rue Saint-Benoît qui se réunissait chez elle et a été rédigé par Dionys Mascolo, son compagnon de l’époque. Genet a, quant à lui, toujours fraternisé avec les Arabes : très jeune déjà, lors de ses voyages en tant que soldat légionnaire, en Syrie et au Maroc, il sympathisait avec les autochtones et se sentait plus poche des Arabes colonisés que de l’armée colonisatrice dont il faisait partie. Dans les années 70, il se rend en Jordanie pour soutenir les Palestiniens, et devient le témoin des fedayins et le défenseur de la révolution palestinienne et écrit sur eux plusieurs textes qui seront réunis dans son œuvre ultime «Un captif amoureux». Le 16 septembre 1982, se trouvant à Beyrouth au moment des massacres de Sabra et Chatila, il se rend au camp de Chatila et écrit «4 heures à Chatila», où il décrit les atrocités qu’il y a vues. Malgré les nombreux points communs qui les unissent, Duras et Genet auraient eu aujourd’hui des positions totalement opposées, Genet aurait certainement continué à défendre les Palestiniens, peut-être même avec plus d’acharnement et Duras aurait pris parti pour Israël même si les sionistes d’aujourd’hui n’ont rien à voir avec les Juifs opprimés qui hantent sa mémoire et se rapprochent beaucoup des colonisateurs qu’elle a tant haïs et toujours dénoncés dans ses œuvres. Mais, pour elle comme pour Genet, ces prises de position n’auraient pas été déterminées par des raisons strictement politiques et rationnelles : le juif pour Duras et l’Arabe pour Genet sont des figures symboliques qu’ils se sont peu à peu appropriées, pour en faire des éléments de leur imaginaire et de leur univers personnel.

Marguerite Duras, dont vous semblez connaître la littérature sur le bout du doigt, est née comme vous le savez au Vietnam où elle a vécu jusqu’à à peu près l’âge de 20 ans. Ce qu’elle évoque de ce pays dans par exemple «Un barrage contre le pacifique» ou «L’amant» ou d’autres romans informe-t-il vraiment sur la position qu’elle aurait prise contre la colonisation du Vietnam par la France, elle qui était la fille d’une famille de colons pauvres et ruinés ?

J’aimerais d’abord rappeler que les rapports de Duras avec le colonialisme sont un peu complexes. Les critiques du système colonial qu’elle exprime directement dans ses entretiens et indirectement dans ses œuvres et ses prises de positions en faveur des colonisés datent d’après la guerre. Avant cela, elle a eu des positions totalement opposées et même servi la propagande coloniale en écrivant «L’Empire français» (Gallimard, 1940), un texte qui glorifie la grandeur de l’empire français, met en valeur les bienfaits de la colonisation et l’apport civilisationnel de la France aux pays qu’elle a colonisés. Durant cette période, elle était, selon ses dires, dans un état d’amnésie. C’est la guerre qui va servir de déclencheur et provoquer chez elle une prise de conscience brutale et un changement total dans sa vision de la colonisation mais aussi dans sa manière d’écrire. Dans ses textes autobiographiques, la guerre est d’ailleurs souvent associée au passé asiatique et au système colonial. Cela n’est pas étonnant, si on lit «Coloniser exterminer. Sur la guerre et l’état colonial» d’Olivier Le Cour Grandmaison, on comprend que l’idéologie nazie, basée sur la hiérarchie des races et la volonté de domination de l’autre, et ses pratiques déshumanisantes sont les mêmes que celles de la France coloniale, telles qu’il les décrit dans son livre. Le nazisme n’a fait que les porter jusqu’au bout de leur logique. Avec l’occupation allemande, la France a en effet connu les mêmes discriminations et les mêmes souffrances qu’elle faisait subir à ses colonies. Ces similitudes ont pu produire chez Duras une identification avec les Vietnamiens et déterminer ses prises de positions anticolonialistes.

En 1996, vous avez publié à Tunis, aux éditions «Alif», votre ouvrage «Roman et cinéma chez Marguerite Duras ; une poétique de la spéculation». Comment avez-vous réussi à étudier en même temps les textes littéraires de cette écrivaine, ses scénarios et les films qu’elle a réalisés ?

Chez Duras, littérature et cinéma sont très liés et on ne peut pas les séparer. Son écriture très visuelle a donné lieu à de nombreuses adaptations qui ne lui ont pas toujours plu. C’est ce qui l’a amenée, selon ses dires, à faire son propre cinéma. Dans ses films, l’écriture occupe une place importante et le spectateur transformé de différentes manières en lecteur. Lorsqu’on l’interroge sur ses films, Duras dit que ce qui lui importe le plus c’est l’écrit et que tout son cinéma c’est de la littérature, mais on pourrait tout aussi bien dire que toute sa littérature c’est du cinéma. C’est cette interaction entre cinéma et littérature qui fait toute la singularité mais aussi la modernité de l’écriture de l’auteure qui m’a intéressée et que j’ai essayé d’étudier dans cet ouvrage.

«L’Amant» est sûrement le roman le plus connu et le plus lu de Marguerite Duras. C’est grâce surtout à ce roman qu’elle a été consacrée par le prix Goncourt en novembre 1984. Ce roman a été adapté au cinéma en 1992 par Jean-Jacques Annaud et a remporté un immense succès auprès des spectateurs dont le nombre a dépassé, paraît-il, les 3 millions. Seulement, malgré ce succès, il n’a pas fait le bonheur de Marguerite Duras qui, déçue qu’elle était, a dit à des journalistes que «rien ne l’attachait à ce film» qui n’était qu’«un fantasme d’un nommé Annaud». En tant que connaisseuse du texte et en même temps de la sémiologie de l’image, pensez-vous que toute adaptation de la littérature au cinéma ne peut que la défigurer ou la pervertir et qu’un écrivain ne peut jamais se retrouver dans l’œuvre cinématographique qu’on tire de son œuvre littéraire ?

Une adaptation est une appropriation et donc une trahison, les meilleures adaptations sont celles qui arrivent à restituer l’esprit de l’œuvre comme l’a fait par exemple Bresson avec les romans de Bernanos. Ce n’est pas le cas de Jean Jacques Annaud, qui, en s’attachant à l’histoire de «L’Amant» et non à son esprit, a fini par faire une adaptation très réductrice. Son film comporte de belles images, beaucoup d’exotisme et des scènes d’amour sulfureuses et a été certes un succès commercial, mais n’est pas du tout une réussite sur le plan artistique : il n’a rien apporté ni à l’œuvre de Duras ni au cinéma. Par sa manière de filmer, il a même défiguré «L’Amant» et banalisé son histoire : en effet par leur réalisme, ses images figent tout ce qui était d’ordre virtuel et poétique dans le livre et laissent peu de place au spectateur.

Sa démarche est en cela totalement opposée à celle de Duras qui cherche toujours dans ses œuvres aussi bien romanesques que cinématographiques à impliquer le récepteur en sollicitant son imagination et à produire, par la fragmentation de ses récits et le recours au montage ainsi que par la neutralisation de la fonction représentative de l’image, pas seulement une lecture ouverte, mais des «lectures illimitées», dit-elle.

Vous vous êtes intéressée aussi, dans vos recherches, à l’autobiographaphie ou à l’autofiction. Ainsi avez-vous contribué à différents colloques et ouvrages traitant de l’écriture de soi dans le texte littéraire ou dans le cinéma. Souvent votre corpus était les romans de Duras ou ses films. Quelles conclusions majeures avez-vous enfin tirées de vos recherches portant sur ce vieux sujet qui ne cesse d’être étudié, qui ne semble pas être épuisé et qui paraît toujours comme un terrain en friche ?

J’aimerais d’abord rappeler que l’écriture du moi avec ses sous-genres journal intime, autobiographie, a longtemps été le genre historique et littéraire le plus pratiqué par les femmes parce qu’elles n’avaient accès ni à la grande histoire ni à la grande littérature. L’aspect féminin des écritures du moi est confirmé par les sociologues et les historiens qui ont exploré les «territoires scripturaux» : leurs analyses ont montré que ceux-ci sont partagés entre les deux sexes : l’espace extérieur, le public et l’officiel pour les hommes ; le familial, le privé et l’intime pour les femmes.

Or c’est ce genre, à plusieurs égards féminin, longtemps controversé, accusé de nombrilisme et même d’impudeur et dont la littérarité pose problème qui domine depuis la fin du XXe siècle la littérature française et a permis par les expérimentations et les innovations auxquelles il a donné lieu de la redynamiser. En effet, l’autobiographie dont il s’agit là est une nouvelle autobiographie qui rompt totalement avec la tradition de l’autobiographie classique telle qu’elle a été définie par Philippe Lejeune avec sa dimension référentielle, sa sincérité et la fusion des instances auteur/narrateur/ personnage. Une autobiographie qui se caractérise par l’hétérogénéité et l’hybridité : jeu constant entre le factuel et le fictionnel qui l’oriente constamment vers l’autofiction, mélange des genres (autobiographique, biographique, romanesque et poétique)ouverture sur les arts (peinture, photographie, cinéma) et sur les sciences humaines (Psychanalyse, histoire, philosophie). Par la nature intime des réalités sur lesquelles elle porte et les secrets souvent compromettants qu’elle divulgue, l’autobiographie contemporaine a également modifié le rapport de la littérature à la vie et même celui du lecteur à l’œuvre. (Pour plus de précisions sur le sujet, je renvoie à mon article «Les écritures du moi : un lieu d’expérimentation et d’innovation», in «Le roman français et d’expression française contemporain : nouvelles formes, nouveau rapports à l’histoire», (dir.) Emna Bel Haj Yahia, Académie tunisienne des Sciences, des Lettres et des arts. Beit al-Hikma, 2016.

Vous avez beaucoup travaillé, beaucoup enseigné, beaucoup dirigé des mémoires et des thèses, beaucoup écrit et publié en Tunisie et ailleurs. Maintenant vous êtes à la retraite depuis quelques années. Que dites-vous de votre retraite et de ce qui s’en est suivi au niveau de votre activité de chercheuse, de vos rapports humains, de votre vie de tous les jours ? Avez-vous une nouvelle activité littéraire ou artistique pour meubler agréablement le temps qui passe ? Quel sentiment éprouvez-vous par rapport à l’institution universitaire ? Vous paraît-elle assez reconnaissante de vos efforts et de votre apport ?

En effet, je suis à la retraite, mais je continue à être active et impliquée dans la recherche. Je suis actuellement membre associé au Laboratoire «Passages» de Lyon 2 et fais partie du comité de lecture de «La Revue Duras». Par ailleurs, entre 2019 et 2023 j’ai dirigé la publication de deux ouvrages collectifs («Le Marin de Gibraltar de Marguerite Duras : lectures critiques», paru en 2019 aux Presses universitaires de Provence et «Histoire au féminin. Histoire à contre-courant», paru cet été chez l’Harmattan) et publié plus d’une dizaine d’articles, qui ont porté sur différents sujets : Marguerite Duras, Jean Genet, mais aussi les écritures du moi, le genre et le cinéma. Il s’agit pour la plupart d’entre eux de contributions à des ouvrages collectifs ou à des revues et certains ont été traduits en anglais et même en portugais. J’ai d’autres projets de livres, mais ces projets nécessitent pour leur documentation des déplacements en France, or aujourd’hui il n’est plus facile pour les chercheurs tunisiens, surtout quand ils sont à la retraite, de faire des séjours scientifiques en France. La retraite m’a également permis de reprendre des activités artistiques que j’ai dû, faute de temps, arrêter lorsque je travaillais : peinture, chant, création de bijoux à partir de bijoux anciens, etc.

(Suite et fin)

«Histoire au féminin. Histoire à contre-courant», dir. Najet Limam-Tnani, Paris, L’Harmattan, coll. «Espaces littéraires», 2023, 220 pages. ISBN : 978-2-14-035368-0.

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