Culture

«Lettres a Ovide», première exposition personnelle de l’artiste Aymen Mbarki: Quand le dessin se donne en spectacle !

Dans «Lettres à Ovide», le dessin de Aymen Mbarki a révélé une virtuosité surprenante. L’artiste propose des scènes et des créatures—qui ballottent entre chimère et réel. Une première pour lui de démontrer tant d’œuvres au public. «Je suis discret, je suis dans mon propre limaçon», exprime-t-il. Cependant que Aymen est un artiste factotum, il est une personne introvertie ; ses apparitions sont rares et cela va de pair avec l’économie dans ses illustrations. Cela ne l’empêche pourtant pas, cette fois-ci, de réunir un ensemble important d’œuvres, dont la sensibilité graphique prend son élan dans une gestualité rigoureuse. « Rien n’appartient au trait, donc au dessin et à la pensée du dessin, pas même sa propre trace. Rien n’y participe même. Il ne joint et n’ajointe qu’en séparant», Jacques Derrida. C’est le tracé noir sur blanc qui fait l’élément fédérateur de l’œuvre de Mbraki : le trait rend son espace visible voire lisible. La ligne se dispose et s’évide suite aux différents rythmes et allures qu’elle prend. En effet, sa technique spécifique du dessin n’est pas sans permettre une grande variété des aspects et les formes.

Il s’agit d’une exposition rhizomique, théâtrale ainsi que poïétique où Mbarki mélange les thèmes, à l’instar de l’amour, la mort, la naissance, la souffrance, la mythologie gréco-romaine… avec l’assiduité de «minotaure» ou encore celle de l’Égypte romaine, tout en intégrant des créatures faunistiques.

Dans «Lettres à Ovide», les œuvres sont complémentaires, à l’instar de «Panta rhei», «L’obstacle», «Le nomade» et «Impasse». En chinant les détails, on décèle une certaine cohésion entre les fragments dessinés ; c’est comme si l’artiste à croqué une seule œuvre et puis il l’a décortiquée, et c’est ce qui rend fécondante cette exposition. Conséquemment, la scénographie et la lecture des œuvres s’établissent l’une par l’autre. En effet, la question qui se pose ici, c’est que si l’une des œuvres quitte le cadre de l’exposition, sa lecture restera-t-elle la même? L’œuvre pourrait-elle être exposée toute seule sans dépendance des autres œuvres ou même celle de l’espace ? L’artiste a notamment interpellé l’in situ de l’œuvre où cette dernière est dédiée à son site d’accueil.  En outre, les deux toiles «Impasse» et «Panta rhei» s’intègrent l’une dans l’autre : on ne peut pas comprendre le pourquoi du comment :  pourquoi l’homme présenté est baissé dans «Panta rhei» ?  Est-ce que c’est une soumission, un échec ou qu’il ne peut pas se tenir droit ? Pourquoi cette amputation totale des bras ?  En outre, la souffrance est omniprésente dans les créatures de Aymen : «Clairvoyance» révèle un homme aveugle et un chien qui s’assoie devant lui. Ce lot de souffrance nous pousse à réfléchir à la tragédie théâtrale grecque, là où on traite la dimension tragique des scènes ou encore à la Vénus de Milo de la mythologie grecque qui a les humérus mutilés. Cette  mutilation reflète-elle à son tour la douleur des amputés avec cette tête baissée ?

Dans «Impasse», le dessin de la créature hybride mi-homme mi-animal est à l’image d’une sculpture grecque. Pour ce minotaure, les pieds humains sont en haut en admettant que les pattes soient animalières; une créature qui paraît à la fois en marche et stagnante. Une disposition dont l’animal  est le plus dominant : une métaphore de contrôle animalier qui manipule l’Homme et décide soit son avancement, soit son recul. En outre, chaque parole, geste, manière de faire ou même émotion est contrôlé par ce pôle animalier; en effet, dans certaines situations, la comparaison avec les faunes s’impose, à l’instar de l’amour du pouvoir. Le philosophe Aristote définit l’homme comme «un animal doué de raison». Et c’est ce qui prouve la présence assez forte de la faune : le minotaure, le chien ou l’oie; c’est le côté humain-animalier. La présence de ces derniers reflète le côté chacal chez nous les Hommes. Innombrables sont les questions qui se posent devant ces créatures amalgames, Aymen nous remet en lien avec notre part animale. Force est d’admettre que nous sommes des sortes de bêtes ; puisque nous partageons avec eux le cerveau reptilien, responsable de l’égoïsme, la sauvagerie… Une prépondérance animalière dans «Lettres à Ovide» même pour la scénographie de l’exposition : à l’entrée on trouve «Momentum» où l’animal englobe la scène, c’est lui qui fait entrer le spectateur dans cette pièce théâtrale; on dirait un dieu qui donne vie à toutes ces créatures dedans.

Une théâtralité de scène se révèle dans «Le comédien» où tant d’éléments sont rassemblés : de l’humain, au minotaure, au chien vers l’oie. Dans cette œuvre, le visage de l’homme est  masqué avec cette dominance du trait noir. Est-ce que avec ce masque, l’homme veut cacher son côté chacal ? Le mythe de Méduse, prototype du masque dans les figurations grecques, confirme l’image du non-visible qu’un masque peut révéler. De plus, une couleur orange intrigue dans quelques œuvres, audacieux et minutieux de la part de l’artiste; cette fois-ci, Aymen Mbarki est dans l’expérimentation plastique. On montre, ici, ces variations représentatives imaginaires de matières denses ou subtiles que le dessin donne à palper. En outre, montrer les gestes du dessin, sa liberté et sa simplicité dans ces créatures proposées permet de sentir l’émulation des créatures croquées, de montrer aussi la fortune du trait qui s’alloue à ces tracés.

En effet, l’œuvre de Aymen Mbarki mène, toujours, son spectateur à s’interroger et à donner plus d’une perception envers l’œuvre suite à son élasticité plastique et conceptuelle qu’elle présente. Si bien que  l’art de Aymen trouve sa source dans la mythologie gréco-romaine qui est assez présente dans « Lettres à Ovide» que ce soit dans les représentations des créatures ou même avec les sujets abordés qui sont en corrélation étroite avec la divinité. L’oie par exemple est assez fréquente dans les illustrations de Mbarki. Chez les Grecs, l’oie était consacrée à la déesse Aphrodite. Les Romains associent l’oie à leur dieu Junon et la considèrent comme un symbole de fidélité entre les époux, d’amour et de procréation. En effet, la procréation, la naissance et la renaissance des sujets remarquables chez Aymen Mbarki. D’ailleurs, dans la mythologie, l’oie est «la mère du monde». Ça nous rappelle la fameuse peinture «L’Oie» de Paul Gauguin. On note aussi les Oies de Meidoum en Egypte, qui sont une des plus anciennes représentations d’oies. L’artiste a aussi aspiré de la mythologie égyptienne des particularités de l’image antique égyptologique, une assiduité de frontalité de l’œil dessiné.

A l’autre pôle, les œuvres se balancent entre image normée et image atypique où les éléments se figurent partiellement dans le désordre informel. En effet, certaines créatures se distinguent par leurs caractères physiques étranges : des détails corporels atypiques. La métamorphose est l’un des piliers conceptuels de cette exposition, que ce soit la transfiguration visuelle par l’étrangeté des attitudes ou bien par la dualité de l’Homme avec lui-même évoqué par l’artiste : étant donné avec son côté animalier, les masques qu’il peut porter, ou avec la présentation d’Eros, la divinité grecque complexe qui est caractérisée par sa dualité. En contemplant ses œuvres, c’est souvent un dessin d’enfant et d’un maîtrisant. Il est marqué sur un plan esthétique par un esprit métamorphique et un recours mythique avec des illustrations surréalistes qui, parfois, tendent vers l’hybridation, voire un métissage plastique sans souci de cohérence visuelle. Cela nous rappelle les dessins automatiques d’André Masson qui sont basés sur l’écoute et l’expression des pulsions inconscientes, sur l’automatisme et la fulgurance du geste. Le dessin automatique trace une voie singulière dans la peinture du XXe siècle. Pablo Picasso a également exprimé un type de dessin automatique dans son travail, particulièrement dans ses gravures et ses suites lithographiques des années 1960. La métamorphose est aussi évoquée dans l’intitulé de l’exposition «Lettres à Ovide». En outre, «Les métamorphoses» sont des poèmes épiques d’Ovide dans lesquels il a réuni 250 mythes et légendes où elles racontent des histoires de transformations d’hommes, de héros ou dieux en animaux ou plantes en l’an 1 ap. J.C. Par contre, le recueil de Aymen Mbarki était cette exposition dans laquelle il a réuni 30 œuvres d’art tout en invitant plusieurs mythes où il nous a illustré différentes scènes qui sont à la fois théâtrales, tragiques, utopiques, voire sensuelles pour nous prouver que quand l’artiste dessine y a pas seulement l’intuition y a son âme qui le dirige.

Loin d’être homogène, «Lettres à Ovide» prend un aspect exotique avec une gestualité brutale de la ligne qui est ambulante d’une œuvre à autre où le geste devient gestuel; nous verrons ainsi comment les images du corps altéré se sont constituées et développées au sein de la pratique de Aymen Mbarki. Il s’agit d’une  recherche de la ligne la plus explicite, voire la plus performative où l’Homme est apparu comme une créature humaine et non un être humain, ici, c’est le côté divin qui s’est révélé tout au long de cette exposition. Entre poésie, littérature, mythologie grecque et tragédie théâtrale, les œuvres de Aymen tracent leurs chemins et celui de la pratique de l’artiste.

Arij MESSEOUDI

Artiste visuelle et doctorante chercheuse en pratiques et théories des arts.

*L’exposition se tient à Yosr-Ben Ammar Gallery du 27.11.2021 au 15.01.2022.

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