L’entretien du lundi | Yasser Jeradi, musicien et plasticien : Authenticité et sincérité
Discret et très aimable, Yasser Jradi est un artiste inclassable, même si l’on se plaît à le considérer comme chanteur engagé. Nous, nous dirions que son engagement réside plutôt dans sa sincérité à vivre les choses, que ce soit dans sa pratique artistique et sa passion pour la calligraphie qu’à travers ses activités associatives, ou encore dans sa volonté de promouvoir la culture cinéphile à travers son dévouement pour la Fédération tunisienne des ciné-clubs et pour celle des cinéastes amateurs. Mais c’est la scène qui a révélé cet artiste, natif de Gabès, au grand public. Acteur de la scène alternative tunisienne, connue jadis par un public d’avertis, il s’est trouvé sous les feux de la rampe après le 14 janvier 2011. Depuis, il a animé pas mal de scènes nationales et étrangères. Pris plus ou moins dans cette déferlante « révolutionnaire », il décide, il y a un an de cela, de prendre un peu de recul pour méditer et se ravitailler en idées. Il nous revient avec des projets plein la tête. C’est lui notre invité d’aujourd’hui.
Tu as gagné en visibilité, après le 14 janvier…
Oui, et comme d’autres artistes, j’ai été beaucoup sollicité pour animer des concerts et la plupart du temps cela s’est fait à titre bénévole. Pour ce qui est du public, il est devenu plus varié. Mais une fois la fougue passée, on ne nous a plus vraiment sollicités, sauf pour célébrer quelques dates comme celle du 14 janvier.
Justement, deux ans après le 14 janvier 2011, quels constats peux-tu en retirer ?
Je dirais, tout simplement, que ce fut un grand moment de citoyenneté qui a été, malheureusement, vite confisqué par l’opportunisme politique. Néanmoins, on a obtenu deux acquis que l’on défendra avec acharnement : la liberté des médias et celle de la société civile. Deux pouvoirs au service du peuple qui, avec le temps et avec davantage de maturité et d’assurance, peuvent devenir plus décisifs.
Qu’est-ce qui t’a donné envie de faire de la musique ?
Jusqu’à mes 19 ans, je n’écoutais pas trop de musique. Il a suffi qu’une prof au lycée nous fasse écouter «Imagin» de John Lennon pour que le déclic se produise. J’ai pris conscience de la profondeur et de la beauté de la musique et il y a eu comme une étincelle à ce moment-là. Quand je suis entré à l’Institut supérieur des Beaux-Arts de Tunis, j’ai assisté à des performances musicales improvisées dans la cour et ça m’a donné envie d’apprendre à jouer de la guitare. A 26 ans, j’ai acheté ma première guitare et l’année d’après et j’ai fondé mon propre groupe, «Frogs». On a donné nos premiers récitals dans des écoles et dans des facultés. Ce n’est qu’en 2005 que je suis monté sur une scène publique, c’était lors d’un événement hommage à Chikh Imam, organisé à El Teatro. Après, j’ai fondé mon actuel groupe Dima Dima, qui fait de la fusion de divers styles musicaux.
Est-ce que tu écris toi-même tes textes ?
J’ai commencé à le faire en 2000. La première chanson que j’ai écrite s’intitule Skèt (silence) et c’est l’image choc du garçon palestinien Ahmed El Dorra qui me l’a inspirée. Après il y a eu «Nour» et «Neptune», des chansons d’amour inspirées d’une expérience personnelle.
Mais tu t’es fait surtout connaître par la chanson «Dima dima»…
Cette chanson, je l’ai écrite lors d’une résidence d’artiste en Suisse en 2004. Je me sentais alors très dépaysé, je trouvais que les gens ne communiquaient pas facilement entre eux, comme c’est le cas chez nous. J’ai écouté par hasard L’estaca, une chanson catalane avec des résonances un peu slaves. J’ai senti une certaine magie se produire, même si je ne comprenais rien aux paroles. J’ai découvert par la suite que c’est une chanson très révolutionnaire interdite du temps de Franco. J’ai écrit en une nuit le texte de «Dima dima» que j’ai adapté aux rythmes de cette chanson.
Quelles sont tes références musicales ?
En Tunisie, Hédi Jouini m’a beaucoup inspiré. Ce fut l’un des premiers à avoir utilisé la fusion dans sa musique en mélangeant différents styles. Ce qui est drôle c’est que cela lui a valu beaucoup de critiques à l’époque, alors qu’aujourd’hui, ses tubes sont chantés dans toutes les langues. Il y a aussi Ridha Diki, dont les chansons m’ont encouragé à écrire en dialectal tunisien, avec des arrangements occidentaux. Chikh Imam est une référence pour moi aussi, avec sa manière propre de traiter des sujets du quotidien, où il y a beaucoup de profondeur. Pour les autres, je peux citer le grand Bob Dylan avec la subtilité de sa musique et de ses mots et la dimension mystique de ses chansons.
Qu’est-ce qu’être un chanteur engagé pour toi ?
Etre engagé pour moi, c’est surtout être sincère, autant dans ce que l’on fait qu’avec son public. C’est ne pas céder, également, aux pressions des producteurs et des tendances régnantes.
Quels sont les problèmes que rencontrent les jeunes musiciens en Tunisie ?
Il y a d’abord le manque d’intérêt accordé par l’État aux jeunes acteurs de la scène musicale et l’absence d’une politique culturelle qui vise à fédérer et à encourager la jeune scène. Il y a aussi le problème de l’infrastructure et le manque d’espaces de création et d’enregistrement. Personnellement, il m’est arrivé avec mon groupe de répéter dans des cafés.
Tu es aussi plasticien, calligraphe exactement…
J’ai étudié à l’Institut supérieur des Beaux-Arts de Tunis en me spécialisant dans la sculpture. A cette époque, je ne m’intéressais pas vraiment à la calligraphie qui était mal enseignée. Par la suite, c’est la Médina qui m’a ouvert les yeux sur la richesse de cet art. J’ai décidé alors d’effectuer une formation au Centre national de la calligraphie arabe où on nous a enseigné el khatt el maghribi (l’écriture maghrébine) qui permet une grande marge de liberté et présente peu de règles, contrairement aux autres styles. Depuis, je me suis spécialisé dans cette écriture que je transpose sur des supports modernes. On a tendance à sacraliser la calligraphie arabe, alors qu’elle est conviviale et ouverte à toutes les spéculations graphiques, ainsi qu’au dialogue avec différents matériaux.
En Tunisie, nous pouvons citer, dans ce sens, N’ja Mahdaoui qui a beaucoup donné à cet art
Oui, en effet. Cet artiste a donné un autre devenir à la calligraphie arabe, jusqu’à créer un graphisme propre à lui. Il a prouvé que la calligraphie peut s’affranchir des supports et des espaces pour s’imposer partout.
Comment peux-tu décrire le paysage artistique en Tunisie ?
Nous manquons de ce qu’on appelle les consommateurs d’art, parce que les artistiquement avertis sont rares. Cela fait que nous n’avons pas de marché de l’art, par exemple.
Nous devrions préparer les jeunes à cette fin, dès les premières années de l’école, en développant chez eux le sens de la créativité. Nous devons installer également de nouvelles traditions auprès des citoyens et les habituer à voir et à rencontrer l’art dans leur quotidien.
Et la situation de l’artiste tunisien ?
De nos jours, il est de plus en plus difficile de vivre de son art chez nous. Aussi, l’artiste tunisien connaît-il la grande précarité. Malheureusement, au manque d’engagement de l’État, s’ajoute l’absence d’autres alternatives.
Tu es président de l’Association Kif Kif qui est, justement, une sorte d’alternative pour la promotion de l’art en Tunisie…
Notre but premier est de ramener l’art à tout le monde. Nous ambitionnons de créer, entre autres, un espace d’enregistrement à la disposition de jeunes groupes pour leur donner la possibilité de réaliser des maquettes. Nous voulons également lancer une caravane itinérante de cinéma, de musique et d’arts plastiques qui sillonnera de petits villages du pays.
D’autres projets futurs ?
Je compte exposer de nouveaux travaux de calligraphie le 28 septembre 2013 à B’chira Art Centre. Intitulé «El hob dini wa imani» (l’amour est ma religion et ma foi), mon travail célèbre la poésie d’Ibn Arabi et la musique de Jean-Baptiste Bach. Par ailleurs, je commence prochainement l’enregistrement d’une nouvelle chanson intitulée «El mtar tsob» (Il pleut). Sinon, plusieurs choses m’interpellent actuellement et j’ai très envie de créer.
(publié le 21 – 01 – 2013)
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