La poéticienne et psychanalyste Michèle Aquien à La Presse : «Il n’y a pas de “grilles de lecture“, comme on se plaisait à le dire dans les années 70… »
«Les mots que j’emploie, ce sont les mots de tous les jours, et ce ne sont point les mêmes ». C’est par cette fine parole extraite de «La Muse qui fait grâce» —où le poète français Claudel (1868-1955) évoque l’art de la poétisation ne subvertissant pas le sens des mots de la langue, mais intensifiant leur forme et la rendant plus évocatoire et plus touchante— que Michèle Aquien ouvre le premier chapitre de la partie première de l’ouvrage qu’elle a superbement écrit sur «ces mots de tous les jours» qui, pourtant, ne sont plus les mêmes, parce que ceux de la poésie et non de la communication ou le discours ordinaires : «L’autre versant du langage» (Paris, Ed. José Corti, 1997) qui a consolidé davantage sa formidable notoriété de poéticienne et qui demeure avec son imposant «Dictionnaire de poétique» (Paris, LGF, Le Livre de Poche, 1993) et son précieux condensé sur «La versification appliquée aux textes» (Paris, Nathan, Lettres 128, 1993) des références incontournables pour tout chercheur en poétique.
Michèle Aquien, professeur à l’université Paris-Est-Créteil (UPEC), est en effet l’une des plus éminentes figures de la poétique. Poéticienne, fine et érudite, mais aussi psychanalyste à Paris, elle est native de Draguignon, dans Le Var, en France. Aimant beaucoup la Tunisie, elle nous a révélé que sa grand-mère était institutrice à Sakiet Sidi Youssef, au début du siècle précédent et que sa mère est née en 1920 dans la gare de «Maxula-Radès» où son grand-père était chef. Nous l’avons rencontrée avec plaisir à Paris, en mars dernier, à l’occasion de la présentation chez l’Harmattan de «La vie est un poème» (Mélanges, déc. 2022) et nous avons jugé tant utile qu’intéressant de la faire parler de ses travaux et de son brillant itinéraire. Interview.
Vous êtes poéticienne, ce qui ne veut pas dire poète, évidemment, mais spécialiste de/en poétique. On sait que depuis Aristote, beaucoup dont Roman Jakobson ont cherché à définir la poétique et à en délimiter le champ opératoire. Mais on constate que le terme très moderne, et pourtant très vieux de «poétique» (poetica), demeure jusqu’ici flottant et évoluant, comme l’écrivent dans leur «Vocabulaire de la stylistique» Georges Molinié et Jean Mazeleyant dans une espèce de «flou artistique élégant ». Quel sens précis et définitif donnez-vous, pour votre part, à la «poétique»?
Effectivement, je ne me prétends pas poète. Il n’y a aucun «flou artistique », même «élégant» dans la définition de la poétique : il s’agit de l’étude des procédés de la poésie. Jakobson donne de la poétique une définition qui est celle de la «fonction poétique », donc ancrée dans sa théorie de la communication. Ce n’est pas la poétique au sens, plus précis, que je viens de donner. Pas seulement de la poésie versifiée, mais de toute forme de poésie, parce que la poésie, comme je le démontre dans «L’Autre versant du langage», emprunte son expression à un versant du langage qui n’est pas celui de la communication ni du discours.
L’ouvrage qui vous a annoncée comme poéticienne, après vos livres sur Saint-John Perse et la versification, est «L’Autre Versant du langage» qui a eu un accueil très favorable auprès des chercheurs en poésie et en poétique. Le plus clair de votre travail dans cet ouvrage porte surtout sur le signifiant, c’est-à-dire sur la forme des mots, leur image acoustique. Pourquoi cette part du signe linguistique (le mot) est-elle si importante en poétique ?
Elle est fondamentale. Là où, dans la communication ordinaire, on est dans la logique du signe saussurien, Signifié (Sé)/Signifiant (Sa), avec les contraintes de la linéarité et de l’arbitraire du signe, et la primauté donnée au signifié, le signifiant n’en étant que le support, la poésie tend au contraire à donner la primauté au signifiant, ce qui s’écrit, comme le fait Lacan dans «L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud» (Ecrits), Sa/Sé. Il dit même que la barre est levée entre les deux, ce qui ouvre le champ à des possibilités plus grandes (mais pas à n’importe quoi). Il parle là de l’inconscient, mais ça s’applique parfaitement à la poésie (et à certains traits de la littérature et de la rhétorique, mais avec une densité bien moindre). J’aurais plus à en dire sur le signifiant, car ce n’est pas le même, et en tout cas il ne fonctionne pas de la même manière sur les deux versants. C’est l’objet d’un travail en cours.
Quand vous parlez de «l’autre versant », on risquerait de penser que vous ne vous référez pas vraiment aux poéticiens, mais aux travaux de psychanalyse de Freud et aux séminaires de Lacan, et vous évoquez l’inconscient qui semble circuler discrètement dans l’idiolecte du créateur qui serait «structuré comme un langage ». Pourriez-vous nous éclairer sur ce langage ou ce «discours de l’Autre»?
Si ! Je me réfère aux poéticiens : regardez la bibliographie de mon livre. En revanche, tout simplement parce que ce n’était pas leur problème, ils n’ont pas fait le rapprochement avec les travaux de Freud et de Lacan. Je signale que, à son époque bien sûr, Freud ignorait totalement les travaux de Saussure, ce qui ne l’a pas empêché de montrer, dès le tournant des XIXe et XXe siècles, et sans savoir qu’il parlait du signifiant, comment le signifiant (rébus, jeux de mots) fonctionne dans les phénomènes inconscients : je vous renvoie ne serait-ce qu’à «L’Interprétation des rêves », au Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, et à la Psychopathologie de la vie quotidienne. Quant à Lacan, il connaissait parfaitement la poésie, qu’il aimait beaucoup, et il a longtemps cru que l’inconscient fonctionnait selon les règles de la linguistique de Jakobson (qu’il connaissait bien et qui était un de ses amis)… jusqu’à ce que, en décembre 1972, au début du séminaire «Encore» (séminaire XX), il s’aperçoive qu’il n’en était rien, et que l’inconscient ne fonctionne pas du tout selon ce qu’énonce la linguistique (ce qu’il avait déjà pressenti en 1957 avec «L’instance de la lettre… »). Il dit qu’il va donner un autre nom à ce qui structure l’inconscient «comme un langage»: il l’appelle la «linguisterie », et ce néologisme n’est pas du tout pour se moquer. Il s’agit tout simplement de poétique. C’est à ce moment-là qu’il avance aussi la notion de la «lalangue ».
Vous parlez aussi dans ce livre de la fonction jouissive du langage, une jouissance produite par le sujet créateur et entièrement tournée vers lui-même. Vous attachez cette jouissance à l’auto-érotisme et à une certaine «libidinalité» déchargée dans les mots. Comment rendez-vous cette idée plus claire et compréhensible ?
C’est Lacan qui la rend «claire et compréhensible ». Il constate, dans «Encore », qu’il y a une fonction de la langue qui n’est pas du tout dirigée vers la communication, mais qui est en rapport avec cette libidinalité corporelle et surtout orale dont parle abondamment Freud dans les «Trois essais sur la théorie de la sexualité ». L’enfant, encore baigné dans la jouissance à laquelle il va devoir renoncer pour devenir (au mieux) un brave sujet névrosé, fait jouer de purs phonèmes dans cette cavité buccale où sa première jouissance, à jamais perdue, a été celle du lait chaud, dans une sorte de lallation où il fait tourner les sonorités et qui lui donne un pur plaisir personnel. En rapport avec l’idée de lallation, Lacan lui donne le nom de «lalangue» en un seul mot. C’est cette lalangue qui, par le jeu de la sublimation, va pouvoir, pour celui qui deviendra poète, se démultiplier sur l’autre versant du langage. C’est elle qui forme le langage spécifique de l’inconscient.
Puisque nous sommes ici dans le domaine de la psychanalyse, j’en profite pour remarquer que vous n’êtes pas que poéticienne, mais aussi psychanalyste. Psychanalyste du texte (plusieurs chapitres de «L’Autre versant du langage» sont marqués par vos recherches à caractère psychanalytique). Alors est-ce que vous avez été formée en langue et littérature françaises et parallèlement en psychanalyse ? Par quelles étapes êtes-vous passée, pour suspendre votre activité de poéticienne et entamer votre nouvelle carrière de psychanalyste ?
Effectivement, je suis psychanalyste, pas psychanalyste du texte : il est hors de question de considérer les textes littéraires et/ou poétiques comme des émanations de l’inconscient. Naïvement, les surréalistes avaient cru pouvoir écrire des textes sous la dictée de l’inconscient, en laissant courir leur plume sans revenir sur ce qui avait été écrit. Tout fiers, ils étaient allés voir Freud, qui s’était moqué d’eux.
Certes, toute ma formation s’est faite en langue et littérature françaises, mais la psychanalyse, elle, relève d’un type de formation qui n’est pas du tout universitaire. Il y a, à l’heure actuelle, une université parisienne qui prétend donner des cours de psychanalyse, mais je puis vous assurer que ce n’est pas ainsi qu’on devient psychanalyste (ou alors un pseudo-psychanalyste à qui il vaut mieux ne pas envoyer de patients).
Comment devient-on psychanalyste ? C’est un très long chemin, très rigoureux : d’abord, il s’agit de faire une psychanalyse. Pas quelques années, mais des dizaines : pour ce qui me concerne, elle a commencé en 1981, et elle continue, car je considère que, lorsqu’on est psychanalyste, on choisit ce que Freud appelle la «psychanalyse sans fin ». D’autre part, il s’agit de travailler, beaucoup, dans une école de psychanalyse, qui n’est pas une secte menée par un gourou, mais un lieu où l’on travaille sérieusement, et rigoureusement. Pour ce qui me concerne, j’appartiens depuis 1983 (je suis de fondation) à l’école fondée par le Dr Solange Faladé (1925-2004), analysante et élève de Lacan, qui a été trésorière de l’École freudienne de Paris jusqu’à sa dissolution par Lacan lui-même. C’était une grande analyste, à l’intelligence et à la rigueur toujours en éveil. Elle a appelé son école l’École freudienne. J’ai suivi tous ses séminaires (et désormais je les transcris avec un autre membre de l’École pour les faire figurer sur le site), et tous les séminaires qui continuent à fonctionner depuis sa mort, et j’en anime un, «Poétique, Linguistique et Psychanalyse », mais j’y ai fait aussi un grand nombre d’interventions.
Par ailleurs, je n’ai pas du tout abandonné la poétique : j’ai simplement pris ma retraite de professeur d’université en 2014, mais je suis toujours requise pour des travaux en poétique, et je les joins à ce qu’il en est de mon savoir en psychanalyse. Par ailleurs, je ne me suis installée comme psychanalyste que depuis 2010.
L’émotion est principale dans l’acte littéraire. Un chercheur ou l’interprète du texte littéraire a intérêt à l’aborder et analyser avec les outils de la poétique ou avec les outils de la psychanalyse ?
Certainement pas avec les «outils»de la psychanalyse. Quand on a affaire à un texte, on l’étudie avec ceux (universitaires) de la stylistique et/ou de la poétique. Si le langage de la poésie a à voir avec celui de l’inconscient, il ne relève pas du tout des mêmes fondements personnels. Je l’ai énoncé à maintes reprises dans mes travaux.
Depuis les travaux des formalistes russes, de Jakobson et de Barthes, a-t-on vraiment beaucoup apporté à l’approche poétique des textes littéraires ?
Ils ont été très importants à leur époque, mais la poétique a fait depuis de grands pas, et je pense y avoir modestement contribué.
Dans votre «Dictionnaire de poétique », vous définissez de très nombreux termes relevant des domaines de la stylistique et de la versification. La Poétique serait-elle au fond une espèce de remake plus moderne de ces deux disciplines ? À propos, les frontières entre la poétique, la stylistique et la rhétorique ne semblent pas toujours être bien définies et étanches. On a tendance quelquefois à confondre ces trois disciplines. Qu’en pensez-vous ?
Je crois vous en avoir dit quelque chose un peu plus haut. Dans certains de leurs aspects (travail du rythme, des sonorités, des trouvailles de mots…), les textes littéraires et la rhétorique peuvent relever d’une poétique, mais ce n’est que dans certains aspects ; pour la poésie, c’est autre chose : je m’en suis expliquée dans de nombreux travaux. Par ailleurs, parler d’étanchéité, c’est appauvrir le travail. Il n’y a pas de «grilles de lecture », comme on se plaisait à le dire dans les années 70. Je me rappelle que j’avais répondu à un collègue qui me demandait quelle était ma grille de lecture : «Derrière les grilles, il n’y a que des prisons. »
Vous avez publié aussi chez Nathan, dans la collection «Lettres 128 », en 1993, une espèce de condensé sur «La versification appliquée aux textes », à l’attention des élèves et des étudiants. Dans les départements de français, en Tunisie, on a tendance à ne plus enseigner la versification et on trouve de moins en moins d’enseignants qui s’y connaissent bien. Pensez-vous qu’une bonne formation en langue et littérature françaises pourrait se passer d’un enseignement de versification ?
Certainement pas. La versification permet d’entrer dans des aspects de la langue qui lui donnent forme et rythme. Baudelaire écrit : «Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit, plus intense». Longtemps, les formes versifiées ont été très codifiées, mais quand on les regarde de près, on s’aperçoit qu’elles ont sans cesse évolué avec ce qu’il en était des changements de la langue telle qu’on la parlait, et cela dans tous les étages de la société. Les poètes, encore aujourd’hui, se donnent toujours des contraintes, même si elles ne sont pas généralisables ou généralisées (rythme, sonorités, choix des mots, mise en page, etc.).
Vous avez beaucoup travaillé sur Saint-John Perse à qui vous avez consacré plusieurs articles mais aussi votre ouvrage publié aux éditions «Champ Vallon» depuis déjà 1985, «Saint-John Perse : l’être et le nom ». Pourquoi vous êtes-vous intéressée à un poète dont la poésie est d’un accès fort peu aisé ?
Justement, parce que l’accès n’en est pas aisé ! Il n’en est que plus passionnant, et, justement, Saint-John Perse m’a montré les pistes de ce que signifie la primauté du signifiant. Je l’ai très longuement étudié et travaillé pour ma thèse sur «Le statut du mot» dont a été tiré le livre. Il m’a beaucoup appris.
Une dernière question : en plus de vos études de lettres, vous avez étudié aussi la langue turque. Vous avez même traduit du turc en français de la poésie soufie du XIIIe au XVIIe. Quel est l’intérêt qu’a pour vous cette langue appartenant à l’ensemble ouralo-altaïque, qui est très loin et très différente des langues indo-européennes telles que le français ou l’anglais ou encore l’italien qui vous sont très proches ?
Pourquoi ai-je fait du turc ? C’est une rencontre : j’étais lycéenne à Nice, quand une collègue de ma mère (qui était professeur de mathématiques dans le même lycée) lui a dit qu’un collègue niçois qui enseignait le français à l’université d’Ankara lui avait écrit pour lui faire la demande suivante : une jeune fille turque, d’une famille très honorable mais qui n’avait pas les moyens de lui payer le voyage en France, désirait inviter une jeune Française en Turquie pour parler le français avec elle. Nous étions en 1970, et l’on parlait beaucoup de traite des Blanches passant par la Turquie. Pour autant, mes parents, confiants (et avec raison) dans la lettre de ce collègue, m’ont envoyée en Turquie. J’y avais été reçue de manière merveilleuse, la famille m’a fait voyager dans le pays, et j’étais si bien qu’au lieu d’un mois j’ai demandé à y rester un mois de plus. Quand je suis rentrée (en larmes), je me suis promis que, si j’allais un jour faire mes études à Paris, j’étudierais le turc, et c’est ce que j’ai fait en 1974 : dès mon arrivée, je me suis inscrite à l’Inalco, et c’est là que j’ai rencontré Güzin, mon professeur, et Pierre Chuvin, mon condisciple ! Et, bien sûr, je suis toujours amie avec Emel, depuis maintenant plus de cinquante ans.
Quant à mes traductions, je les ai faites avec Güzin Dino (1909-2013), Turque elle-même et épouse du grand peintre turc Abidin Dino, et avec mon ami Pierre Chuvin, qui était professeur de grec ancien à l’université. Mon rôle, c’était du côté de la langue française ! Nous avons traduit des poètes turcs contemporains («Entre les Murailles et la mer », Maspéro, 1982, épuisé) et des poèmes de derviches anatoliens («La Montagne d’en face », avec des encres d’Abidin, Fata Morgana, 1986). Nous y avons pris un immense plaisir.
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