La marionnettiste Habiba Jendoubi, à La Presse : «C’est un métier singulier et pluriel»
Elle est la première marionnettiste tunisienne. Elle a voué toute sa vie à un métier exigeant qui requiert un savoir-faire manuel et une culture appropriée. Son aventure a démarré à la rue Zarkoun, siège de la première compagnie de marionnettes tunisienne, puis elle a lancé son propre projet. Pionnière, elle a créé les Journées des arts de la marionnette de Carthage dont elle a été la première directrice artistique. Dans cet entretien, elle nous dévoile sa passion pour la marionnette et son champ artistique foisonnant.
La marionnette est-elle pour vous une passion ou un métier comme un autre ?
Plutôt une passion. J’ai grandi dans une famille où ma grand-mère nous racontait des histoires sur «Antar», «El Ghoul» et d’autres histoires fantastiques en découpant dans du papier des personnages, qu’on appelle des marionnettes plates. Puis, j’ai appris par ma tante à réaliser des poupées en chiffons. Cette passion a grandi petit à petit en côtoyant, toujours dans ma famille, les ateliers de couturières. J’ai donc appris tout ce qui est fait main, tout ce qui se rapporte à l’artisanat depuis mon plus jeune âge.
Plus tard après le baccalauréat, j’ai laissé tomber les concours dans les institutions bancaires et assurances pour rejoindre le 5 rue Zarkoun, siège de la première compagnie de marionnettes à Tunis, en mai 1976 dont le fondateur est Abderraouf Basti et le premier directeur Rached Manaï, qui avait reçu une formation à l’Académie de Prague ainsi que Moncef Bel Haj Yahia et Tahar Baccouche. Je me suis retrouvée comme on dit entre de bonnes mains.
Peut-on considérer que vous êtes la première femme marionnettiste professionnelle ?
L’apprentissage de la confection de la marionnette a pris 15 ans de ma vie. J’ai appris le métier aux côtés de mon maître Rached Manaï. Ensuite, j’ai fait des stages en Bulgarie, l’école de marionnettes à Sofia (Bulgarie), Charlesville-Mézières (France), le club de la Madeleine à Paris. Rached Manaï me disait toujours «j’ai confiance en toi». Depuis le premier jour, j’ai commencé à sculpter le liège, à coudre avec la première machine de la compagnie de la marionnette de la rue Zarkoun. Je percevais un salaire et des cachets pour les représentations qui étaient de l’ordre de 10 dinars par représentation. Tandis que les professionnels du théâtre ne percevaient que 4 dinars à cette époque. Rached Manaï a institué des bases solides, malheureusement, ceux qui lui l’ont succédé n’ont pas poursuivi le modèle qu’il a instauré. Il a réalisé des œuvres en avance par rapport à son époque et qui ont eu un véritable succès dont «El Oum» ou encore «Nemroud». Il n’a pas trouvé écho auprès des professionnels du théâtre qui considéraient la marionnette tout juste un «Karakouz» ou des marionnettes géantes pour l’animation de la ville. La dramaturgie de la première création «El Oum» était signée par Labiba Chérif d’après un texte écrit par Samir Ayadi et Nacer Khemir avait assuré la scénographie. Pour «Nemroud», le texte est de Hassen Mouadhen et la scénographie de Fadhel Jaziri. Le spectacle est composé d’environ 80 marionnettes, mais il n’y a eu qu’une seule représentation à Siliana devant une commission. Par la suite, la pièce a été censurée et les marionnettes ont disparu. Après la rue Zarkoun, la compagnie a changé de local pour se retrouver au Bardo.
Quand avez-vous décidé de quitter la compagnie et de vous installer à votre propre compte ?
Dans les années 90, j’ai créé ma propre compagnie pour réaliser ce dont je rêvais, d’autant qu’à cette époque, l’opportunité était offerte pour les artistes de se mettre à leur propre compte. La compagnie de la marionnette s’est arrêtée après le départ de Rached Manaï. Depuis ce temps, j’ai poursuivi mon travail avec la même fougue. J’ai monté des pièces pour les enfants et les adultes. La quasi-totalité de mes pièces ont participé à des festivals internationaux qui achètent les spectacles. C’est pourquoi depuis 2015, j’ai beaucoup travaillé sur des spectacles visuels où les dialogues sont réduits à partir de matériaux comme la glaise ou la cellophane, et ce, dans le but d’assurer leur distribution à l’étranger. Je crois beaucoup à l’universel bien que je sois très ancrée dans notre patrimoine national.
Quelles sont les spécificités de la marionnette que vous pratiquez ?
Pourquoi appelle-t-on le théâtre des arts de la marionnette parce que celui-ci est singulier. Mais le croisement de la marionnette avec le reste des arts : arts plastiques, danse, jeu, etc. font que la marionnette devient plurielle. C’est un métier singulier mais en même temps pluriel grâce à l’utilisation de plusieurs genres artistiques. Je travaille toutes les techniques et tous les genres de marionnette en m’adressant à tous les âges. L’approche que j’adopte m’oriente vers une technique précise et un genre particulier. Par ailleurs, j’ai réussi à imposer des pièces sans paroles dans une société dont la culture est basée sur le verbe. L’art de la marionnette est indépendant et dispose de ses propres spécificités. Mon expérience je la transmets aux jeunes qui travaillent avec moi sur un projet.
Sans divulguer le spectacle que vous êtes en train de préparer actuellement, pouvez-vous évoquer brièvement le sujet ?
Je travaille sur un sujet que je porte depuis 46 ans. Il s’agit d’une histoire d’amour de Nadhem Hikmet. L’adaptation est prête, le choix technique est aussi prêt à 80% et l’équipe est formée de jeunes diplômés dans les domaines des arts et du théâtre. C’est une pièce pour adultes où il y aura des dialogues parce qu’il s’agit d’une épopée où le verbe est important.
Combien de temps vous faut-il pour réaliser un spectacle ?
La préparation peut prendre entre 2 à 3 ans. Je fais beaucoup de recherche et je travaille avec un groupe de jeunes partenaires qui deviennent des complices. On lit ensemble, on discute sur le projet. Lorsqu’ils montent sur scène, ils sont déjà rodés et je n’ai pas besoin de leur expliquer ce qu’ils doivent exécuter. Le projet est construit pierre par pierre avec tout ce que cela implique comme complémentarité et homogénéité.
Donnez-vous plus d’importance à la marionnette ou à l’art de la manipulation ?
La poupée que je fabrique ou par exemple dans «Glaise» et «Cellophane» la matière est manipulée de sorte qu’elle se construit, se déconstruit puis se reconstruit sur scène devant le spectateur. La marionnette ne vaut rien sans son manipulateur. Il se crée une métamorphose, une continuité entre la matière et le manipulateur. Si ce dernier n’est pas nourri du projet et ne maîtrise pas son corps et ses gestes, il n’arrivera pas à communiquer une émotion. D’ailleurs, avant de monter sur scène, je fais appel à un spécialiste pour qu’il effectue des exercices corporels aux manipulateurs. Ces derniers doivent être en harmonie avec leur corps pour qu’ils puissent donner un meilleur rendement.
Faut-il suivre une formation spécifique pour devenir manipulateur ?
La formation est nécessaire. Plus un jeune est curieux sur les expériences des autres en faisant des recherches sur l’évolution de ce métier plus il a de chance de réussir. « Le métier de marionnettiste chevauche entre l’artisanat et l’artistique», a dit un chercheur lors d’un colloque. Le marionnettiste Marcel Temporal a dit qu’il faut pratiquer plusieurs métiers pour réussir le métier de marionnettiste. Or, de nos jours, on n’a plus besoin de tout cela. On peut utiliser juste un bout de tissu ou un mouchoir en papier pour réaliser un spectacle. Dans ce cas, peut-on encore parler de métier ? Dans les pays arabes, la marionnette n’a pas évolué parce que les artistes sont encore dans le folklore, excepté le Liban avec les frères Dakroub qui ont proposé une certaine modernité dans l’art de la marionnette.
Quelles sont les qualités nécessaires pour faire ce métier ?
Il faut de la patience, de la curiosité, du rêve et de la culture. «La marionnette commence lorsque finit le théâtre», a dit Antoine Vitez. Un acteur ne peut pas voler sur scène, tandis qu’une marionnette peut voler dans l’espace grâce aux manipulateurs qui peuvent l’échanger de main en main.
Quels conseils donnez-vous à ceux qui veulent se lancer dans cette aventure ?
Faire des fouilles, travailler, se poser des questions, approcher d’autres expériences.
Est-ce possible de vivre de la marionnette ?
Oui, convenablement si l’on aime son métier et qu’on lui soit fidèle. Il existe l’offre et la demande. Outre les représentations pour lesquelles on est rémunéré, il y a aussi la participation en tant que formateurs aux ateliers qui sont également payés.
Quel est votre avis sur la situation de la marionnette en Tunisie ?
Une situation inerte et stagnante. Il faut faire évoluer la marionnette. Or, malgré les moyens mis à la disposition du Centre des arts de la marionnette, la situation ressemble à celle des débuts.
Vous avez été à l’origine de la création les Journées des arts de la marionnette de Carthage dont vous étiez la directrice de la première édition.
Je garde la traçabilité du dossier. En 2015, il y a eu une réunion à Hammamet avec Sonia M’Barek, alors ministre de la Culture. J’ai présenté mon projet qui est resté lettre morte jusqu’à l’arrivée de Mohamed Zine El Abidine. Je voulais construire et jeter les bases d’un festival solide en mettant à profit mon expérience et en créant également un musée de marionnettes à l’instar de celui de la Sicile qui compte plus de 1300 marionnettes à tringles en plus du virtuel. Mais le projet a évolué, par la suite, autrement.
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