Economie tunisie

La lutte contre l’économie parallèle : Un bouclier contre l’endettement ou une épée à double tranchant ?

 

Bien que la lutte contre l’économie parallèle soit une nécessité pour assurer la stabilité financière de la Tunisie, elle ne saurait se faire au détriment des populations les plus vulnérables. Une approche équilibrée, tenant compte des réalités socio-économiques du pays, est essentielle pour garantir le succès de cette initiative et pour éviter que la transition vers une économie plus formelle n’accentue les inégalités déjà existantes.

Le ministère des Finances, sous la direction de Sihem Boughdiri Nemsia, a récemment annoncé une initiative ambitieuse visant à combattre l’économie parallèle en Tunisie. Cette stratégie, selon la ministre, est cruciale pour renforcer les capacités financières de l’Etat, favoriser l’autonomie économique, et réduire le recours à l’endettement. Lors de la réunion du Conseil national de la fiscalité (CNF), les grandes lignes de cette stratégie ont été présentées, marquant ainsi une étape importante dans la lutte contre ce phénomène omniprésent. Mais cette initiative est-elle suffisante pour atteindre les objectifs fixés, ou y a-t-il des zones d’ombre à éclaircir ?

Un défi complexe pour l’Etat 

La ministre a déclaré que l’économie parallèle, souvent perçue comme un fléau, a causé des pertes colossales pour l’économie nationale. Selon les estimations, cette économie informelle représenterait entre 30 et 40 % du PIB tunisien, voire plus, privant ainsi l’Etat de recettes fiscales cruciales qui pourraient autrement être investies dans des secteurs essentiels comme la santé, l’éducation et les infrastructures.

Les transactions non déclarées, qui échappent à tout contrôle fiscal, représentent un manque à gagner annuel de plusieurs milliards de dinars pour le Trésor public. Par exemple, les dernières études du Centre de recherches et d’études sociales (Cres) montrent que la contrebande de carburant à elle seule coûte à l’État plus de 1,2 milliard de dinars par an. Ce phénomène s’étend à d’autres secteurs, tels que l’agriculture, où une grande partie des échanges se fait en dehors des circuits officiels, aggravant ainsi la précarité des travailleurs et entravant les efforts de développement rural.

En théorie, lutter contre cette économie parallèle devrait logiquement renforcer les capacités de l’Etat en augmentant les recettes fiscales et en permettant une redistribution plus équitable des richesses. Toutefois, la question cruciale reste : comment y parvenir dans un contexte dans lequel une grande partie de la population se tourne vers l’informel pour survivre face à une économie formelle défaillante ?

En effet, avec un taux de chômage qui dépasse les 15 %, et une inflation galopante qui érode le pouvoir d’achat, beaucoup de Tunisiens n’ont d’autre choix que de s’engager dans des activités informelles pour subvenir à leurs besoins. La fermeture récente de plusieurs usines et entreprises, notamment dans le secteur textile et manufacturier, a exacerbé cette situation, poussant encore plus de personnes vers l’économie parallèle.

Ainsi, toute politique visant à éradiquer l’économie informelle doit impérativement s’accompagner de mesures d’accompagnement solides. Ces mesures pourraient inclure la simplification des procédures administratives pour la création d’entreprises, la réduction de la pression fiscale sur les petites et moyennes entreprises, la mise en place de filets de sécurité sociale pour les travailleurs informels… En parallèle, il est crucial d’améliorer l’accès au financement pour les jeunes entrepreneurs, qui, souvent, se retrouvent exclus des circuits bancaires traditionnels.

Lutter pour réduire l’endettement public

La ministre a aussi insisté sur le fait que la lutte contre l’économie informelle pourrait jouer un rôle déterminant dans la réduction de l’endettement public. Comme mentionné précédemment, cette économie, qui constitue une part importante du PIB national, prive l’Etat de ressources fiscales cruciales. Bien que des chiffres précis ne soient pas toujours disponibles dans ce contexte, il est indéniable que la réalité de cette situation est manifeste et que son intégration dans l’économie formelle est une nécessité.

Des études récentes suggèrent qu’une telle intégration permettrait d’élargir la base fiscale et d’augmenter ainsi les recettes publiques. Ces nouvelles rentrées financières pourraient, à leur tour, réduire la nécessité de recourir à l’emprunt pour financer les dépenses publiques.

A titre d’exemple, le phénomène de la contrebande, particulièrement prévalent dans les zones frontalières, constitue un autre enjeu majeur. Les secteurs du carburant et des produits alimentaires sont parmi les plus touchés, engendrant des pertes de revenus considérables pour le Trésor public. En renforçant les contrôles et en réintégrant ces flux dans le circuit économique formel, le gouvernement pourrait non seulement accroître, mais également stabiliser les marchés locaux. Cette stabilisation contribuerait à la régulation des prix et à la protection des entreprises locales contre les pratiques de concurrence déloyale. 

Dans ce même cadre, les experts soulignent aussi que la mise en place d’une stratégie claire et efficace de lutte contre l’économie informelle renforcerait la crédibilité de la Tunisie auprès des créanciers internationaux. De plus, en limitant la contrebande, l’Etat pourrait renforcer la confiance des investisseurs et des citoyens dans les institutions publiques, favorisant ainsi un climat économique plus sain et propice à une croissance durable.

Une telle stratégie, démontrant la volonté et la capacité du pays à élargir sa base fiscale et à réduire les inefficacités économiques, pourrait faciliter l’accès à des financements à des taux d’intérêt plus favorables, tout en améliorant la gestion de la dette existante.

Bien qu’exigeant des réformes profondes et un engagement soutenu, la lutte contre l’économie informelle pourrait offrir à la Tunisie des leviers efficaces pour réduire son endettement et renforcer sa stabilité économique à long terme.

Les défis de l’approche globale

La ministre a évoqué une approche globale, prenant en compte les dimensions économiques et sociales du problème. Cette approche vise à protéger les catégories vulnérables, qui sont souvent les principales actrices de l’économie informelle. Cela semble être un geste louable, mais dans la pratique, la transition de l’informel vers le formel nécessitera des réformes profondes, notamment en matière de réglementation du marché du travail, de protection sociale, d’amélioration de l’environnement des affaires…

La question de la faisabilité de telles réformes dans un contexte de crise économique persistante mérite d’être posée. En effet, la Tunisie traverse une période économique difficile, marquée par une croissance anémique, un taux de chômage élevé, notamment chez les jeunes (qui atteint près de 36 % chez les diplômés), et une inflation qui érode le pouvoir d’achat des ménages.

Pour réussir cette transition, il est impératif de réformer le marché du travail afin de le rendre plus flexible et inclusif. Actuellement, le marché du travail tunisien est caractérisé par une forte segmentation, avec une protection excessive des emplois formels et une absence de filets de sécurité pour les travailleurs informels. Les réformes doivent viser à réduire cette dualité, par exemple en facilitant l’accès des travailleurs informels à des formes d’emploi plus stables et protégées.

Par ailleurs, le renforcement de la protection sociale est crucial pour encourager l’intégration des travailleurs informels dans le secteur formel.

Selon les données de l’Institut national de la statistique (INS), près de 55 % de la population active en Tunisie ne sont pas couverts par un régime de sécurité sociale. Cela signifie que la majorité des travailleurs informels n’a pas accès à des prestations de retraite, de santé ou de chômage, ce qui les incite à rester dans l’informalité. Et donc, des initiatives telles que l’extension de la couverture sociale aux travailleurs indépendants et aux petites entreprises pourraient constituer un premier pas vers l’inclusion.

En dernier lieu, mais non des moindres, l’amélioration de l’environnement des affaires est essentielle pour attirer les investissements et stimuler la création d’emplois formels. La Tunisie souffre encore de lourdeurs administratives et de complexités réglementaires qui découragent les entrepreneurs. La simplification des procédures de création d’entreprise, la réduction de la bureaucratie et l’amélioration de l’accès au financement pour les petites et moyennes entreprises (PME) sont des réformes incontournables pour favoriser le passage du secteur informel au secteur formel.

Toutefois, il est également important de reconnaître que ces réformes, bien qu’indispensables, nécessitent du temps et un engagement politique fort. Dans un contexte de crise économique et de tensions sociales, leur mise en œuvre pourrait rencontrer des résistances, tant de la part des acteurs économiques que des groupes sociaux concernés. La réussite de cette transition dépendra donc de la capacité du gouvernement à mener ces réformes de manière inclusive et progressive, en veillant à ce qu’elles bénéficient à l’ensemble de la population et non seulement à une minorité.

A cet égard, la lutte contre l’économie parallèle ne peut se faire uniquement par des mesures répressives ou fiscales. L’inclusion économique doit être au cœur de cette stratégie. Le gouvernement devra convaincre les acteurs de l’informel des avantages d’intégrer l’économie formelle, en offrant des incitations réelles… Par ailleurs, une telle transition nécessite une communication efficace pour gagner la confiance des citoyens, souvent méfiants envers les institutions.

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