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Justice tunisienne: A quand les réformes ?

Les procédures judiciaires archaïques et les démarches désuètes se trouvent derrière cette justice boiteuse. Des magistrats, des avocats et des justiciables ont souvent mis l’accent sur la nécessité de numériser les palais de justice. Ils auraient prêché dans le désert.

Le parcours d’un justiciable en Tunisie s’apparente à une vraie descente aux enfers. Ce même justiciable peut passer une décennie, voire plus, entre tribunaux, avocats et notaires sans pour autant recouvrer ses droits. L’usure matérielle et psychique n’a d’égale que l’indifférence totale d’un appareil judiciaire pour le moins désinvolte. Entre prédateurs de poches peu remplies et magistrats robotisés, le justiciable tunisien s’érige en un pauvre jouet entre des mains visibles et d’autres invisibles.

Les réformes ? Cela fait plus d’une décennie que l’on en parle. Concrètement ? Cela n’a pas bougé d’un iota. La lenteur, les procédures archaïques, l’absence de numérisation et des structures de contrôle, les conditions de travail indécentes et précaires sont toujours là. En paye le lourd tribut, un citoyen qui ne sait plus à quel saint se vouer une fois confronté à un litige à régler.

Le facteur temps compte peu

Un dossier soumis au droit pénal du travail  peut durer des années, voire plus d’une décennie, selon un avocat à la Cour de cassation qui a requis l’anonymat. Selon lui, une telle durée est devenue la règle, la normalisation avec la médiocrité devenue un canon. « La lenteur et les procédures archaïques freinent toute marche de la justice tunisienne. Pourtant, l’on peine encore à réformer. Une grande force de résistance au changement impose ses barrières. Personnellement, je souffre de crises d’angoisse et d’insomnie en raison de ces conditions lamentables », assène-t-il.

Pour bon nombre de justiciables ayant des procès en cours, des « pratiques illicites » se trouvent à l’origine du mal. « Quand on est face à un avocat peu intègre, un huissier-notaire qui est à la fois au four et au moulin et un magistrat peu regardant, le parcours d’un justiciable devient à l’évidence une vraie torture et une crise de confiance s’installe », fait remarquer Jamel.

En 2021, les affaires restantes au 30 septembre au niveau de la Cour de cassation étaient de l’ordre de 36 752, selon l’Institut national de la statistique (INS). Pour ce qui est de la Cour d’appel, les affaires restantes au 30 septembre 2018 ont atteint 71.680. Pour le Tribunal de première Instance, les affaires restantes au 30 septembre 2018, année des dernières statistiques y afférentes, selon le site de l’INS, se sont chiffrées à 1.316.187.

Ces chiffres renseignent à eux seuls sur le hiatus creusé et la crise de confiance allant crescendo entre juges et justiciables, gouvernants et gouvernés.

Procédures obsolètes

Les procédures judiciaires archaïques et les démarches désuètes se trouvent derrière cette justice boiteuse. Des magistrats, des avocats et des justiciables ont souvent mis l’accent sur la nécessité de numériser les palais de justice. Ils auraient prêché dans le désert, paraît-il. Car aujourd’hui encore, un jugement rendu doit être manuscrit par l’un des assistants du juge avant d’être résumé par le même juge, puis saisi sur ordinateur par des secrétaires. Un justiciable peut ainsi attendre des mois après avoir attendu des années pour pouvoir emmener la pièce chez le notaire afin d’appliquer le jugement.

Pis encore, la correction d’une simple erreur au niveau du nom d’un justiciable peut prendre des mois, en raison des mêmes procédures archaïques. Et le transfert d’un dossier du Tribunal de première instance vers la Cour d’appel peut prendre deux années, voire plus, malgré la proximité des deux palais de justice se trouvant dans le même arrondissement (Bab Bnet).    

Repenser la formation des juges

Nombreuses sont les voix qui s’élèvent appelant à repenser la formation des juges, ces dernières années. D’ailleurs, quand un magistrat peine, après une bonne carrière, à déterminer la primauté du droit spécial sur le droit commun, il convient de revenir non seulement sur la nature de la formation initiale qu’il a reçue, mais aussi sur les stages et la formation continue qu’il a effectués tout au long de son parcours professionnel.   

Abordant la formation initiale et continue du magistrat, ses convictions idéologiques, ses émotions et le contexte économique et socioculturel dans lequel il évolue, l’universitaire Jamel Ajroud (faculté de Sfax) soulève un point focal. Il évoque, de ce point de vue, des circonstances qui pourraient souvent jouer en faveur d’une « application sans âme et de façon mécanique » de lois qui seraient, elles-mêmes, parfois «injustes». Son approche rappelle, ici, celle développée par la philosophe politique américaine Nancy Fraser qui parle de la confrontation de deux conceptions globales de l’injustice. «La première, l’injustice sociale, résulte de la structure économique de la société. Elle prend la forme de l’exploitation ou du dénuement. La seconde, de nature culturelle ou symbolique, découle des modèles sociaux de représentation, qui, lorsqu’ils imposent leurs codes d’interprétation et leurs valeurs, et cherchent à exclure les autres, engendrent la domination culturelle, la non-reconnaissance ou le mépris»

Modestie des infrastructures et inefficacité des programmes d’appui

La noirceur entachant l’appareil judiciaire tunisien ne doit pas non plus estomper les conditions précaires et souvent inhumaines dans lesquelles évoluent les magistrats. En 2018-2019, le pays comptait 3.984 greffiers (ères) et 2.451 juges, selon des statistiques officielles. Ces chiffres s’annoncent peu signifiants pour une population totale de plus de 12 millions d’habitants.

Sur un autre plan, le budget alloué à la justice en 2021 n’a pas dépassé les 1,37% du budget de l’État, soit 786 180 000 dinars d’un budget national de 57.291.000.000 dinars.

Cela prouve encore une fois que la justice est loin d’être une priorité dans un pays nageant dans des eaux troubles. Si bien que les programmes d’appui à la réforme de la justice financés par les États-Unis et l’Union européenne à hauteur de plusieurs millions de dollars et d’euros se sont avérés peu fructueux durant ces dernières années.

Lancés pour moderniser les méthodes de travail, renforcer l’indépendance et l’efficacité de la justice et améliorer l’accès à la justice et au droit, ces programmes n’ont pas atteint les objectifs tracés, compte tenu d’une réalité sombre. En témoignent les rapports des ONG et institutions internationales qui classent la justice tunisienne parmi les moins cotées en Afrique et dans le monde. Morale de l’histoire : on ne peut guère aider un malade qui ignore tout de sa maladie ou encore qui se soucie peu de sa guérison.

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