Culture

«Je me suis bâti sur une colonne absente» de Meriam Bouderbela, Asma Ben Aissa,  Ali Tnani et Haythem Zakaria à la galerie le Violon bleu: Filer les temps

L’exposition fait écho à la 60e biennale de Venise qui se poursuit jusqu’au 24 novembre 2024, pensée et inscrite dans le droit fil de sa problématique «Etrangers partout», comme une sorte de «réparation de récits et de mémoires, délabrés par d’autres formes de guerres, de conflits et d’incompréhensions», souligne la curatrice.

«Je me suis bâti sur une colonne absente» tel est le titre de l’exposition qu’abrite la galerie le Violon Bleu jusqu’au 20 juin 2024. On y découvre des œuvres signées par les artistes tunisiens : Meriam Bouderbela, Asma Ben Aissa, Ali Tnani et Haythem Zakaria et tissées autour de la vidéo, du dessin, du textile et de l’installation.

L’exposition est organisée dans le cadre de «Blue wind project», le programme curatorial de la galerie, fondé par Khadija Hamdi , pour accompagner les artistes des deux bords de la Méditerranée, notamment de la péninsule ibérique et de la Tunisie, à travers des projets d’expositions, de conférences et d’échanges bipartites dans le domaine élargi de l’art.

«Entre archives et témoignages, dessins, fils et tissus tendus, les artistes choisis pour ce projet tentent de transformer le temps en mémoire et, par là, d’inscrire la mémoire dans le champ de l’histoire, en tentant toute sorte de réparation (sociale, culturelle et politique…)», note Hamdi.

L’exposition fait écho à la 60e biennale de Venise qui se poursuit jusqu’au 24 novembre 2024, pensée et inscrite dans le droit fil de sa problématique «Etrangers partout», comme une sorte de «réparation de récits et de mémoires, délabrés par d’autres formes de guerres, de conflits et d’incompréhensions», souligne la curatrice.

Un désir urgent de réparation, qui, comme elle l’ajoute, se fait sentir, dans la biennale, à travers «les œuvres brodées et les installations étourdissantes qui ré-envisagent le monde tout en tentant de le reconstruire sur une colonne arrachée par les nations, les diverses cultures, le déni du dialogue et le colonialisme». Entre autres œuvres, celle de l’artiste d’origine palestinienne Dana Awratani : une installation en tissus jaunes et rouges suspendus, qui marque et indique les sites dévastés de Gaza à travers des trous déchirés dans les mètres de soie, cousus comme symbole d’espoir et de restitution d’une histoire et d’une civilisation déchiquetées et déniées.

«Ce n’est qu’un petit trou dans ma poitrine,

Mais il y souffle un vent terrible,

Dans le trou il y a haine (toujours), effroi aussi et impuissance,

Il y a impuissance et le vent en est dense,

Fort comme sont les tourbillons.

Casserait une aiguille d’acier,

Et ce n’est qu’un vent, un vide.

Malédiction sur toute la terre, sur toute la civilisation, sur tous les êtres à la surface de toutes les planètes, à cause de ce vide !», écrivait Henri Michaux dans «Je suis né troué» où on pouvait lire encore : «S’il disparaît, ce vide, je me cherche, je m’affole et c’est encore pis. Je me suis bâti sur une colonne absente».

Une colonne absente, et un trou que l’art, à travers ses différents faires, tente de re-construire, de ré-parer, nous dit-on encore dans l’exposition du Violon bleu.

Réparations mémorielles

C’est aux minotités, aux oubliés de l’histoire que Meriam Bouderbala adresse son geste réparateur. Pour ce faire, elle puise dans des mythes originels inhérents à des personnages tombés en désuétude, voire expédiés volontairement aux oubliettes même s’ils ont marqué notre culture et nos croyances tunisiennes. C’est le cas de la figure du Karakouz, un personnage folklorique mythique qui fut introduit en Tunisie par les influences turques, siciliennes et françaises. Grivois, obscène et très porté sur la sexualité, porte-parole du peuple, il disait tout haut ce que les petites gens pensaient tout bas.

L’artiste tente de réhabiliter le personnage dans un discours contemporain en confrontant les enjeux sociopolitiques de la Tunisie de l’époque du Karakouz et ceux d’aujourd’hui.

Asma Ben Aissa dans son travail autour du textile, de la fibre et du fil, qu’elle mène depuis des années, s’est intéressée à la broderie. Sa quête d’apprentissage l’a conduite au nord de la Tunisie où elle a parcouru plusieurs villes à la rencontre des m3alma ou patronnes, ces femmes qui transmettent le savoir-faire ancestral aux jeunes générations.

Dans l’intimité des échanges établis avec ces dernières en sont sortis des récits, un savoir-faire, des techniques, des démonstrations, des quotidiens, des confidences, des petites histoires, des codes, des décors, des mythes, des réalités dont en témoigne l’artiste en restituant ce qu’elle en a gardé et en re-transmettant cette «oralité» à sa manière. Cela a donné lieu à des paysages imaginaires et intérieurs qu’elle a tissés et brodé «à sa guise et selon l’intensité et la valeur des échanges qu’elle a eus avec ces grandes dames du patrimoine et de l’artisanat».

«Ses œuvres, à première vue silencieuses et apaisantes, sont pourtant porteuses de secrets, de douleurs, de cicatrices, de batailles de femmes, mais aussi et surtout d’une grande dignité, car certaines d’entre elles devaient exercer ce métier en cachette de leurs conjoints qui craignaient l’indépendance financière et personnelle de leurs épouses. En tendant tissu, filant aiguille et perles colorées, Asma a réussi à relever la colonne de la dignité et de la liberté de ces femmes en particulier et de toutes celles auxquelles on a tenté d’ôter le rêve de la liberté et de l’indépendance», souligne la curatrice.

Dans cette même approche de proximité et d’échanges avec des détenteurs de savoirs ancestraux, de mémoires, s’inscrit l’installation textile «Le shéma d’une vie» (The blueprint to a life) de Ali Tnani : une couverture en laine (battania) brodée en collaboration avec les ateliers T’illi Tanit de Najib Belhaj à Mahdia dans le cadre de l’exposition Hirafan de Talan.

Passionné d’histoire et plus particulièrement des modes de sa construction et de son écriture, Ali Tnani s’intéresse aux petits et aux grands récits. Cela l’a conduit à effectuer des  recherches et à suivre les traces matérielles ou immatérielles du passé notamment les traces de l’effacement des traces elles-mêmes sur internet et sur les supports numériques. Ce travail de documentation —qui fait partie intégrante de sa pratique artistique— l’amène à exploiter divers médias et formats tels que la photographie, le dessin ainsi que l’installation sonore et le film documentaire.

«Le schéma d’une vie» s’inscrit dans cette démarche et se construit à partir d’un croisement imaginaire de deux histoires d’artisans d’El Jem et de Mahdia : Selma Heb Errih, la tisserande et Saïda Bahri, la brodeuse. Le choix du support et des motifs brodés (un ancien billet de 5 dinars) fait écho à ces histoires entrelacées. Le support, qui est la battani a fait référence au travail domestique des femmes, généralement non rémunéré. La référence à l’ancien billet de cinq dinars partiellement brodé traduit la première rémunération perçue par Saïda pour un travail effectué en dehors de la sphère domestique. C’est un signe clé de la professionnalisation du travail féminin, des premiers pas vers l’autonomie, mais aussi un visuel qui suggère les valeurs sociétales de cette époque.

L’installation est à la base sonore aussi (où, par la voix de sa petite-fille, Selma raconte sa vie et son travail artisanal domestique et Saïda raconte les étapes de son apprentissage de la broderie et son travail sur commande pour les clients) mais dans cette exposition on ne découvre que l’œuvre brodée, qui est le fruit de plusieurs séjours, que Tnani a effectué dans les ateliers de Najib Belhaj à Mahdia. Il y a pu développer un dispositif de broderie qui définit, à partir de ses dessins, les contours, les parties pleines, les différents points à utiliser, ainsi que les couleurs et matières des fils et des fibres.

L’ouvrage laisse voir, entre autres points de broderie, un point spécifique de la région de Mahdia, assez complexe quasiment abandonné aujourd’hui « El ghorza el kahla ». Cette dernière option est en soi une manière de faire connaître et de valoriser ce point si singulier et d’en assurer un tant soit peu sa transmission.

L’artiste expose aussi une autre oeuvre-dispostif, intitulée «Ce vide, voilà ma réponse» et qui présente un ensemble de dessins et une installation audiovisuelle qui s’articulent autour de l’école primaire Eddir de la région d’El Kef. Construite vers 1969, pendant la période faste de la présidence de Bourguiba, elle était mal équipée pour survivre jusqu’à aujourd’hui et a été abandonnée en 2017.

L’installation audiovisuelle nommée «1996 : nous l’avons déjà détruit», tente de re-consrtuire l’image de ces ruines à l’adresse de deux générations de travailleurs scolaires de longue date, représentées par Abdelhamid, Saliha et Essia Fadhlaoui dont les témoignages et conversations avec l’artiste ont été enregistrés, entrecoupés de récits sonores et de nombreux détails inhérents à une vie et à une expérience de plusieurs décennies.

Les dessins sont finement réalisés au graphite et pigments (entre 2020 et 2022) à travers un ensemble de ce que l’artiste appelle des «protocoles», un ensemble strict de paramètres qui recomposent et synthétisent de nombreuses images dans une nouvelle œuvre.

Allégories du vide, de l’effacement progressif, de la disparition en cours, ces délicats dessins au graphite où l’artiste étale çà et là des pigments noirs, manifestent plutôt que représentent ce qui a été perdu dans un univers post-Internet de paysages et de monuments négligés qui révèlent le lent effacement de nos traces.

Artiste transdisciplinaire, Haythem Zakaria tire son inspiration de la cosmogonie et de la spiritualité. Son travail consiste dans une expérimentation constante de la possible conjonction de différents systèmes et disciplines (sociologie, économie, ethnographie, etc.). L’artiste explore de nouvelles méthodes dans une quête continue d’archétypes à travers les nouvelles technologies (programmation interactive, installation) mais aussi avec des médiums plus classiques (photographie, vidéo, dessin, sculpture).

Les dessins (à la pointe tubulaire et au métronome, rehaussé à la sérigraphie) intitulés «Axis Mundi» (compris comme le lieu où le ciel et la terre se rencontrent et où les divins et les mortels communiquent) qu’il présente dans cette exposition semblent, comme l’écrit Khadija Hamdi, «réprimer le trouble et le chaos et s’imposent comme des partitions visuelles qu’il convient de lire ou de déchiffrer par la sensation immédiate et la réflexion propre à chacun».

Une sorte d’archives en construction, en mouvement, menant à et convergeant vers cet «Axis Mundi», cet espace à partir duquel le monde est censé s’organiser…

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