Inka Gressel, curatrice allemande de l’exposition « The Event Of a Thread », à La Presse: «Le textile nous touche à l’unanimité !»
« The Event of a Thread » est une exposition artistique faite en fils et textile. Elle a démarré en grande pompe le 27 janvier 2023 et reste accessible à « Central Tunis » et son espace le 15, jusqu’au 11 mars. Cet évènement co-organisé par « La Central Tunis », « Le Goethe Institut Tunis » et l’IFA nous raconte différentes histoires sociales, des récits singuliers d’artistes et constitue un dialogue entre l’Allemagne et la rive sud, le tout, dans une esthétique artistique qui valorise le patrimoine culturel d’ici et d’ailleurs. Inka Gressel, curatrice allemande de l’exposition, nous en parle davantage à l’occasion de son arrivée en Tunisie.
Que pouvez-vous dire à nos lecteurs à propos de l’exposition «The Event Ff a Thread», organisée par le Goethe Institut Tunis et la « Central Tunis » et qui est ouverte au public jusqu’au 11 mars 2023 ? Pouvez-vous revenir sur sa genèse ?
Ces dernières années, un certain nombre d’expositions ont mis en exergue l’importance du textile dans l’art contemporain. Leur impact et leur popularité sont sans équivoque. Dans l’univers des Textiles, le traditionnel et le contemporain, les arts et l’artisanat, les connaissances locales et mondiales artistiques fusionnent. Les récits personnels et l’esthétique se mêlent afin de refléter les conditions sociales et économiques des sociétés dans un monde globalisé. Les textiles nous touchent toutes et tous à l’unanimité.
Lors de l’élaboration de l’exposition, Susanne Weiß et moi-même, Inka Gressel, nous nous sommes posé une série de questions — les questions sont toujours un point de départ important afin de concrétiser nos idées : Quelles informations le textile stocke-t-il ? Quelles histoires les tissus peuvent-ils raconter sur leurs origines, leurs significations, leurs utilisations matérielles ou Immatérielles ? Dans quelles conditions économiques et à travers quelles structures sociales les motifs et les divers langages se sont-ils développés au fil du temps ? Comment se transforment-ils quand ils traversent les cultures ? Comment les artistes peuvent-ils enrichir notre compréhension des textiles ? Quelles techniques s’approprient-ils ?
Ainsi, l’événement «The Event of a Thread. Global Narratives in Textiles» porte sur les œuvres textiles dans l’art contemporain, et revient sur des significations et des messages véhiculés par les tissus : leurs significations culturelles, bien entendu, ainsi que de leurs façons de les lire. Dans les textiles, nous pouvons découvrir des codes, des symboles et différentes esthétiques. Un tissu révèle également quels matériaux sont importants ? Comment les techniques migrent, se transmettent ou changent ?
L’exposition présente treize artistes contemporains internationaux d’Allemagne en dialogue avec des artistes locaux. Ainsi, les liens entre les différentes œuvres changent en fonction des espaces culturels dans lesquels elles ont vu le jour et ont pu être regardées. L’exposition vise à s’enraciner dans différents contextes, permettant ainsi l’émergence de nouvelles narrations. Il n’existe pratiquement aucune région du monde dans laquelle les textiles n’ont pas été inscrits dans l’histoire culturelle, économique ou industrielle. Ainsi, à travers cette matière vitale, nous pouvons créer des liens puissants.
Le titre de l’exposition — « The Event Of a Thread » ou « L’événement du fil » — est une citation de l’artiste du Bauhaus, spécialiste en tissu Anni Albers, qui l’a cité dans la préface de son célèbre ouvrage intitulé « On Weaving ». Ses réflexions sur les textiles nous ont interpelés par leur modernisme et leur poésie. C’est par le biais de l’événement — qui se veut matériel, spirituel, visuel — que nous pouvons redécouvrir ensemble des parcours, des personnes, des récits et des contextes, à l’échelle individuelle ou collective. L’histoire de l’atelier textile du Bauhaus joue un rôle important dans l’exposition. Nous avons invité l’artiste berlinoise Judith Raum à examiner de près l’atelier dans l’intention de l’intégrer à l’exposition. Judith a fait des découvertes étonnantes. En six chapitres, l’installation, intitulée « Bauhaus Space », retrace l’histoire de l’atelier, à l’aide de reproductions de tissus et d’enregistrements de personnages importants tels que Gunta Stölzl et Otti Berger, de Weimar et Dessau, une période cruciale en Allemagne, celle située entre les deux guerres mondiales. Judith a créé un espace qui pousse les spectateurs à toucher et à sentir les matériaux, leur permettant ainsi d’apprécier leurs qualités artistiques.
Avant de vous avoir connue à Tunis en tant que curatrice de l’exposition « The Event of a Thread», vous faites partie de l’IFA, qui est co-organisatrice de l’événement. Pouvez- vous nous présenter brièvement l’IFA ? Quel rôle a-t-il joué dans la réussite de cet événement ?
L’IFA (Institut für Auslandsbeziehungen) a été fondé en 1917 à Stuttgart — dans le sud de l’Allemagne — en tant qu’organisation intermédiaire internationale qui promeut une coexistence entre les peuples et les cultures du monde entier. Nous considérons l’art contemporain comme un vecteur important du dialogue international. L’IFA organise des expositions d’art visuel, d’architecture, de design, de photographie.. etc. Les présentations monographiques et thématiques mettent en valeur des prises de positions d’artistes qui s’expriment différemment, dans une époque actuelle. Avec les expositions itinérantes internationales — comme « The Event of a Thread » — et les programmes d’accompagnement, nous créons des échanges entre les artistes et les institutions de partout et soutenons ainsi l’expansion des réseaux artistiques. Dès 2008, l’ifa s’est consacré à la question de la culture textile mondiale et de sa signification, socialement parlant. Avec le projet d’expositions, l’ifa a initié une plateforme de dialogue sur la mode, l’Afrique et sa diaspora. Comment la signification lue dans les tissus évolue-t-elle au cours des voyages, à travers différents contextes ? Les pièces de Zille Homma Hamid que nous exposons à Central Tunis / Le 15 sont une résultante de ce projet. En tant que co-directrice de la galerie IFA à Berlin et en collaboration avec la galerie IFA de Stuttgart, nous présentons les arts visuels issus d’un monde globalisé et qui puisent leurs sens dans les développements culturels et sociopolitiques actuels (Des axes à thèmes comme les héritages coloniaux dans nos sociétés contemporaines, les questions de migration, les mouvements sociaux ou écologiques sont traités…). Les séries d’expositions donnent un aperçu de ce qui se passe dans les sociétés du monde, dépassant ainsi les frontières.
Avec le programme « Contacts d’artistes « (titre traduit du français à l’allemand), ainsi qu’avec un programme de « Financement d’expositions «, l’ifa soutient la coopération internationale et met en contact les acteurs culturels au niveau international, consolidant ainsi le dialogue interculturel entre l’Allemagne et les pays du sud. Créer, des réseaux artistiques de la sorte, a permis de développer entre autres, cette exposition.
L’exposition a mis en valeur des artistes allemands autour de ce savoir – faire textile, mais également des artistes locaux tunisiens. Quels ont été vos critères de sélection et comment s’est-elle faite?
Les artistes allemands que nous avons invités viennent de cultures différentes. Ils créent à travers la vidéo, la peinture ou autres… De cette manière, nous mettons en exergue la qualité des textiles et la manière dont elle est travaillée, sa beauté et le contexte dans lequel cette matière s’est développée.
En collaboration avec des artistes et des galeristes et spécialistes locaux, l’exposition est enrichie par des œuvres d’art, des performances ou des actions qui donnent vie à de nouveaux récits pertinents, reliant ainsi l’exposition à la ville concernée et à ses textures. Les histoires liées au textile que nous pouvons découvrir dans cette «édition de Tunis» sont le résultat d’une collaboration avec les commissaires locales Emna Ben Yedder et Soumaya Jebnouni de la « Central Tunis ». Grâce à un appel lancé par le Goethe Institut Tunis, nous avons reçu un nombre considérable de candidatures. Lors d’une visite effectuée en décembre, des commissaires d’Allemagne et de Tunisie, avec le chaperonnage du Goethe Institut Tunis — Andrea Jacob, la directrice et Souhir Buonomo, programmatrice culturel — nous avons demandé à un groupe d’artistes de présenter leur travail et leurs idées, ainsi que leurs visions. Par exemple, Abdesslem Ayed a fait usage de la broderie dans ses œuvres d’art, ce qui nous permet de nous rapprocher d’une pratique ancienne et quotidienne. Nous avons été fascinés par le va-et-vient spatial et temporel que l’on retrouve dans les œuvres d’art, en général. Oumayma Ben Hamza utilise également la broderie et nous a fait prendre conscience de la renaissance ou de la continuité. Dans son travail textile, Asma Ben Aissa crée des paysages impressionnants qui traversent les frontières et se connectent à d’autres que nous retrouvons dans d’autres œuvres, faisant partie de l’exposition. Ces mêmes œuvres puissantes sont pour nous une véritable découverte. Il en va de même avec les nouvelles pièces de Ferielle Doulain Zouari, qui travaille aussi bien avec des matériaux industriels que naturels. Elle construit des liens et créée un dialogue entre ces éléments opposés mais inhérents à l’histoire du textile. Gani Riza, un jeune designer textile basé à Paris, utilise les tapis et la tapisserie pour raconter l’histoire et les origines de sa famille kosovare-albanaise ; il questionne les traditions et souligne le « vivre ensemble » de deux cultures. Safa Attyaoui coud également des fils pour raconter l’histoire de la matière, liée à la famille. Enfin, je tiens à souligner ici l’œuvre révélatrice de Soufia Ben Said qu’elle a présentée lors du vernissage. C’était la meilleure façon de présenter au public ce que peut être un «événement fait en fils». Les tissus font l’architecture de notre corps. Ils nous protègent, nous abritent ; ils sont associés à l’identité, à la transgression, et nous permettent de communiquer.
Comment avez-vous vécu le vernissage de l’exposition à Tunis et en quoi était-il différent des autres pays ?
Il s’agit d’une expérience unique à Tunis qui a permis de valoriser le contenu de l’exposition d’une manière impactante et via une performance. Vous pouvez voir comment l’exposition devient un rempart via lequel il est possible d’établir un réseau local d’artistes avec leur travail autour du tissu, fait d’histoires, de pratiques singulières, d’un savoir-faire qui distinguent cette exposition.
Crédit photos : Hamza Bennour
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