Inflation des prix des produits alimentaires | Lotfi Khaldi, Secrétaire général du tribunal administratif et membre du bureau national de l’ODC à La Presse : «On doit entamer la réforme du régime actuel de compensation avant l’été 2023»
Les ruptures d’approvisionnement du marché local en produits alimentaires ont été à l’origine d’une demande excessive de ces produits par le consommateur pour assurer ses besoins pour une longue période. Les autorités publiques se sont trouvées dans une situation difficile, entre une demande supplémentaire des denrées, alimentée par la crainte de la pénurie et un effort d’approvisionnement sur un marché international incertain et une liquidité en devise difficile à maintenir.
Quelles sont les principales causes de la hausse des prix des produits alimentaires observée depuis des années ?
L’inflation des prix des produits alimentaires est due essentiellement aux circonstances économiques qu’a connues le monde entier depuis 2020 suite à la pandémie du Covid-19 et à la guerre en Ukraine, ces circonstances ont causé une crise économique qui a touché tant de pays même les plus riches avec une hausse considérable des prix des produits de première nécessité tels que les céréales, les huiles végétales et les produits d’alimentation animale.
L’inflation des prix des produits alimentaires s’est accentuée par la guerre en Ukraine et en Russie, deux pays parmi les premiers producteurs et exportateurs de céréales au monde, la guerre a, d’autre part, augmenté le coût du transport international des marchandises suite à l’aggravation des risques.
Cette situation a causé des pénuries de produits essentiels sur le marché mondial comme les semoules, le sucre et les huiles végétales, ce qui a provoqué une hausse considérable des prix de ces produits et de leurs dérivés.
Comment cette hausse des prix est-elle perçue à l’échelle mondiale ?
Un ensemble de faits internationaux ont été à l’origine de cette flambée des prix des denrées alimentaires dans le monde, d’abord, la guerre a touché deux pays classés au sommet des pays producteurs et exportateurs de céréales, l’intensité des confrontations militaires dans la région a causé une augmentation considérable du coût du transport maritime international des marchandises et une hausse des primes d’assurance due à l’augmentation des risques pour le trafic maritime dans la région.
Ce climat incertain a créé une demande internationale excessive sur les denrées alimentaires dans le but de prévenir des pénuries potentielles, ce qui a accéléré le rythme de la hausse des prix.
Sur le plan national, les ruptures d’approvisionnement du marché local par les produits alimentaires ont été à l’origine d’une demande excessive de ces produits par le consommateur pour assurer ses besoins pour une longue période.
Les autorités publiques se sont trouvées dans une situation difficile, entre une demande supplémentaire des denrées alimentée par la crainte de la pénurie et un effort d’approvisionnement sur un marché international incertain et une liquidité en devise difficile à maintenir.
L’économie tunisienne est vraiment au bord d’une crise inédite manifestée par l’augmentation du taux d’inflation qui a dépassé les 11% et la détérioration de la monnaie locale.
L’économie est exposée depuis longtemps à une inflation importée à cause de l’importation des produits pétroliers, des produits alimentaires et de la matière première pour l’industrie.
Depuis la guerre en Ukraine, qui était à l’origine de la hausse des prix des produits alimentaires, la crise s’est aggravée à cause de la politique protectionniste du pays caractérisée par la subvention des produits de base, d’où l’effet double sur la trésorerie tunisienne, surtout que l’Etat monopolise jusqu’à maintenant l’importation de la majorité des produits atteints par la crise.
Si le prix des produits alimentaires de base continue sa tendance ascendante pour le reste de l’année, et si l’Etat n’arrive pas à mobiliser les ressources financières prévues dans la loi de finances pour l’année 2023 par la signature d’un accord avec le FMI ou par un autre emprunt étranger, la crise deviendra inévitable et l’Etat trouvera des difficultés réelles pour le paiement des importations des produits pétroliers , de céréales et des médicaments, de même pour le paiement des dettes exigibles au cours de cette année.
Cette hausse des prix alimentaires aura certainement de lourdes conséquences sur les économies des pays pauvres?
La forte hausse des prix des produits alimentaires à l’échelle mondiale aura certainement des lourdes conséquences sur les économies des pays pauvres et sur le citoyen.
Concernant les pays importateurs des produits alimentaires de base, ils vont subir les effets de l’inflation des prix des produits alimentaires à l’échelle mondiale, ce qui va exercer une pression énorme sur les finances publiques et sur les budgets internes. A cette pression s’ajoutent les effets de la régression de la croissance interne de ces pays causée par la crise sanitaire du Covid-19.
Et de lourdes conséquences aussi pour les professionnels, producteurs et consommateurs en l’occurrence ?
Je pense que l’inflation nuit à tous les intervenants dans le secteur économique y compris les professionnels, l’inflation, si elle devient durable, diminue la marge bénéficiaire des producteurs et des commerçants, avec la détérioration du pouvoir d’achat et la régression de la demande, les professionnels doivent grignoter sur leur marges bénéficiaires pour garder des prix de vente abordables pour un consommateur épuisé par l’inflation, de même pour l’inflation importée suite à l’acquisition de la matière première, des pièces de rechange ou des équipements en euro ou en dollar dont l’écart avec le dinar tunisien ne cesse de se creuser, avec la pression qui existe sur les prix de vente pour suivre le rythme du pouvoir d’achat du consommateur tunisien, le professionnel se trouve dans une situation critique.
Pour le consommateur tunisien, je pense que la situation est difficile, plus de 70% des consommateurs sont salariés ou pensionnaires avec un revenu constant, avec le taux d’inflation qui a dépassé les 11% pour l’année 2023 et avec la flambée des prix des produits de première nécessité, il s’est trouvé, depuis quelques années, en face d’un déséquilibre galopant entre un revenu fixe et des prix qui augmentent sans cesse.
La solution pour la majorité des consommateurs, c’était de diminuer leurs listes de besoins par l’élimination de plusieurs produits jugé non prioritaires tels que les viandes, les fruits, les vêtements neufs… d’autres consommateurs ont choisi de substituer des produits chers par d’autres encore abordables comme la substitution de la viande rouge par la volaille ou par les œufs, les fruits frais par les boissons.
Quelle évaluation faites-vous sur les opérations de contrôle économique menées par le ministère du Commerce et du Développement des exportations ?
Le renforcement du contrôle économique n’est pas la seule solution pour notre situation actuelle, il s’agit d’une situation de crise causée par les circonstances économiques mondiales et par le problème interne relatif au manque de liquidités pour importer les produits de première nécessité en quantités suffisantes afin d’approvisionner le marché à temps dans le but d’étouffer la précipitation des consommateurs.
À cette situation s’ajoute un problème structurel qu’il faut résoudre d’urgence, c’est le monopole historique de l’Etat pour l’importation des produits qui doivent normalement être libérés tels que le sucre, le café, les céréales…
L’Etat doit bel et bien contrôler le marché ainsi que les prix des produits stratégiques, les règles de santé et de sécurité du consommateur, mais par le biais des mécanismes de contrôle des frontières, par les cahiers des charges, par les normes de qualité et par l’assurance de la concurrence loyale.
Quelles mesures urgentes préconisez-vous alors ?
Je pense qu’il est primordial de résoudre le problème de manque de ressources pour les finances publiques, et ce, à travers l’amélioration du taux de recouvrement des recettes fiscales et l’atténuation de la fraude et de l’évasion en attendant une réforme complète pour arriver à un système fiscal tunisien plus rentable et équitable.
Pour combler le manque des avoirs en devise, et en l’absence de possibilités de prêt étranger consistant hors les institutions financières internationales, essentiellement le FMI et la Banque Mondiale, et pour faire face aux dépenses urgentes relatives au financement des importations nécessaires, il est inévitable d’entamer les réformes pour conclure un emprunt auprès des autorités financières étrangères pour ramener le déficit budgétaire qui a atteint 7,3% du PIB en 2022.
Une autre piste peut sauver la situation, à savoir la mise en place d’un plan qui vise la maximisation de l’exploitation des gisements de phosphate qui pourrait alimenter la trésorerie comme avant 2010, et ce, à travers la restructuration de l’entreprise, l’allégement des charges liées aux ressources humaines et le renouvellement des moyens et équipements d’exploitation.
Quelle appréciation faites-vous sur la réforme du système de compensation?
D’après les déclarations du gouvernement, le démarrage du programme de la réforme du système de compensation sera dès le début de l’année 2023, mais on n’a pas remarqué d’indice de changement jusqu’à maintenant.
Je pense que le gouvernement attend la finalisation du système informatique qui définit les bénéficiaires potentiels de la compensation et les taux qui vont être appliqués ainsi que les circuits financiers à suivre pour orienter la compensation vers les vrais bénéficiaires, il s’agit d’un grand chantier qui touchera des droits acquis dans un domaine très dangereux, tout dérapage pourra remettre la globalité du projet en question.
Dans tous les cas, on doit entamer la réforme du régime actuel de compensation avant l’été 2023, sinon les pertes, les détournements et les abus des produits compensés continueront.
Comment peut-on contenir l’inflation d’après vous ?
Le remède traditionnel pour lutter contre l’inflation est la manipulation du taux du marché monétaire par la Banque centrale, ce qui a été fait à plusieurs reprises durant les années 2021 et 2022, mais l’augmentation excessive du TMM pratiquée par la Banque centrale tunisienne pour freiner la consommation et ralentir la tendance inflationniste a causé des problèmes financiers à la majorité des ménages tunisiennes, des ménages déjà endettés auprès des banques pour achat du premier logement ou de la voiture populaire qui ont subi une augmentation brusque dans les mensualités de remboursement de leurs crédits, ce qui a causé une pression supplémentaire sur leur pouvoir d’achat.
D’autre part, la hausse du TMM peut freiner l’investissement privé, surtout pour les PME qui ne peuvent pas supporter le coût élevé des prêts bancaires, ce qui pourrait aggraver la situation de l’investissement qui a connu un ralentissement depuis la crise sanitaire mondiale de 2020.
À mon avis, le ministère du Commerce doit faire un effort supplémentaire sur les marges bénéficiaires appliquées sur les produits de base y compris les produits de nettoyage, les conserves et les légumes et fruits dans le but de limiter les dégâts causés par l’inflation.
A quand donc la fin de cette crise? Peut-on sortir de la spirale d’inflation ?
Je serais optimiste sur ce sujet, nous pouvons mettre fin à la crise à condition que le gouvernement tunisien prenne des décisions correctives d’urgence, et ce, sur la base d’un plan de sauvetage articulé sur des mesures propres à chaque volet de notre économie.
Si les pouvoirs publics, essentiellement la présidence du gouvernement, les ministres chargés de l’économie, des finances, du commerce et de l’industrie, commencent dès le mois prochain l’exécution effective du programme de réforme que le gouvernement a déjà établi avant la fin de 2022, on pourra estimer que la courbe descendante de l’économie s’arrêtera dans 10 mois, sachant que l’effet de la crise mondiale et de la perturbation des échanges sur le marché international perdra son intensité vu le pouvoir d’adaptation qu’a montré le consommateur depuis la crise sanitaire liée au Covid-19.
Par contre, si le gouvernement n’entame pas immédiatement les réformes (augmenter la recette fiscale par la généralisation du régime réel et l’absorption graduelle du secteur informel, orienter la compensation des produits essentiels vers les ménages éligibles, restructurer les entreprises publiques en difficultés financières, y compris les caisses sociales, pour arrêter l’hémorragie des finances publiques, alléger la masse salariale dans la fonction publique par une incitation réelle à l’investissement dans les petites et moyennes entreprises et la levée des autorisations et des entraves administrative), et si on ne démarre pas tout de suite le train des réformes, la crise économique s’intensifiera davantage, l’inflation grimpera pour atteindre des taux insupportables (le scénario libanais et égyptien), d’où la tension sociale peut conduire à l’explosion.
Selon le déroulement actuel des faits, la guerre russo-ukrainienne continuera pour longtemps jusqu’à réalisation des résultats projetés par son déclencheur, elle pourra s’intensifier davantage et même toucher d’autres pays dans la région, ce qui rendra l’ère inflationniste une réalité constante.
A cette inflation imposée à tous les pays importateurs de produits alimentaires s’ajoute la fluctuation du cours des monnaies locales par rapport au dollar, ce qui aggraverait la crise et alourdirait le fardeau supporté par les finances publiques des pays pauvres.
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