Exposition «Le cheveu de Mu’awiya» au 32bis : Territoires, narration et récit de non-rupture
Un croisement de divers questionnements relatifs sur la mise en scène, le récit, la portée, l’image, le rythme et la musicalité d’une période de grand tumulte dont l’impact est encore ressenti dans une temporalité en dents de scie sous le prisme d’une approche créative qui vogue au-delà d’une géographie de l’esprit, d’une frontière qui est tracée de non-rupture, une reconnaissance des territoires…
«S’il n’y avait entre moi et mes sujets qu’un cheveu, je le relâcherais quand ils le tirent, et le tendrais quand ils le laissent aller ». C’est de cette sentence que la Curatrice Nadine Atallah s’inspire ou plutôt prend appui et ouvre le champ libre au débat et à la réflexion invitant des artistes d’horizons différents à porter leur point de vue sur l’équilibre du pouvoir, le lien à garder ou à rompre, la représentation qu’on lui donne entre figuration et abstraction.
«Le cheveu de Mu’awiya » n’est pas une lecture historique de l’islam, ses travers, sa spiritualité, ses marques et ses démarcations, ni le poids du religieux et de ses manifestations, c’est plutôt un croisement de divers questionnements relatifs sur la mise en scène, le récit, la portée, l’image, le rythme et la musicalité d’une période de grand tumulte dont l’impact est encore ressenti dans une temporalité en dents de scie sous le prisme d’une approche créative qui vogue au-delà d’une géographie de l’esprit, d’une frontière qui est tracée de non-rupture, une reconnaissance des territoires…
Cette citation qu’on prête au calife Mu’awiya, acteur majeur de la première Fitna, période de guerres successives dont il sortit vainqueur en 661 est un fil conducteur entre des œuvres, conçues, à leur tour, comme un exercice d’équilibriste. Comment atteindre la stabilité dans des installations ou des œuvres construites sur un équilibre fragile ? Comment maintenir ce lien avec un public qui cherche dans l’art une représentation qui l’interpelle sans rompre le lien de la communication et de l’adhésion ? Comment concevoir la ligne de démarcation comme un espace tremplin qui prend appui pour un nouvel élan ?
Dans chaque travail exposé selon un cheminement particulier, une trajectoire se dessine dans l’intimité des apartés, dans les œuvres suspendues et qui couvrent deux étages de la galerie, celles qui se dressent comme un ouvrage en cours de mise en place, des points de broderies de Huda Lotfi qui se dessinent sur un buste comme une toile de fil rouge écarlate qu’on associe de prime abord à des veines d’un système vasculaire, des nœuds, texture discontinue, effilochés et inanimés, sans tête, sans visage, sans esprit, sans regard mais sa présence au milieu d’autres travaux voisins est remarquable.
Au rez-de-chaussée de la galerie, l’œuvre de l’artiste Randa Mirza dévoile sa pratique, elle déterre et révèle les mythes préislamiques dans une démarche de réappropriation politique d’un récit occulté. Le terrain d’exploration de Randa Mirza se construit autour de ces croyances arabes qui ont sombré dans l’oubli, comme si l’Islam était apparu des sables d’un désert aussi bien géographique que spirituel. Déterrer les mythes ensevelis de l’âge de l’ignorance, c’est ironiquement apporter un savoir et donner un contexte culturel aux origines de l’Islam. Sous forme de boîte « magique » comme des mini-théâtres de poche, la composition se fait avec des statuettes, un fond peint et des photogrammes suivant une technique mixte qui brise les tabous et raconte un imaginaire bien présent, visible et ressenti.
L’œuvre d’Abdoulaye Konaté se dresse sur deux niveaux. Sa sculpture textile est une matière inépuisable dans laquelle il inscrit les signes et symboles de la culture malienne. Avec ce matériau, il teint, découpe, recoupe, coud pour obtenir une structure exploitant la surface plane du tissu, créant des effets d’optique. L’infinité de plis, de rebonds, de creux, la densité de la matière, danser les formes dans une création tendant vers l’abstraction. Ces bandelettes colorées et assemblées avec précision sont pour lui une réflexion-représentation sur l’ambivalence du mot «Fitna» qui, contrairement au sens commun qui se réfère à « la discorde » ou au trouble, signifie au Mali une lampe à huile d’où lumière, feu, chaleur, brillance.
Le travail d’Amel Bennys «ne renonce jamais à ton rêve» est un chantier en cours, raconte des étapes passées et annonce la suite. Elle dépose ses matériaux, les agence et les dresse suivant un axe ascendant badigeonné de couleurs et de pigments. Sur la matière rêche, des volumes se révèlent, donnant naissance à des excroissances et des creux. De la tôle, des cageots, des bouts de bois, des matériaux qui la touchent « physiquement » comme elle le dit. De cette matière peu onéreuse, elle offre un semblant de stabilité, les prémices d’un écroulement annoncé mais qui ne survient pas ou pas encore. Précaire, instable, ordinaire, anodine, cette installation est un rêve qui se dresse avec les moyens du bord, aspire à une pérennité et flirte avec l’éphémère. Jan Kopp installe une œuvre poétique qui suggère une perception active du temps et de l’espace, d’un cycle de l’eau producteur d’un monde sonore. « Constellation ordinaire, après la mer s’est évaporée » est une installation où les lignes sont droites et bien tendues qui suggèrent des appropriations de l’espace. Kopp suscite un usage particulier des objets, invite au mouvement, à déplacer le regard, et met en scène un monde sous tension.
Un équilibre fragile entre 50 éponges de mer, morceaux de pierres et de gravats, bassins de cuivre et fil d’acier. Imbibition, absorption, évaporation, puis glissement et frottement, puis un son est produit qui opère un lien entre un monde aquatique et les résidus d’une vie humaine active et expansive.
«Lahmi » (ma chair). L’œuvre blessée de Nadia Kaabi-Linke est une œuvre purement politique réalisée à partir d’une série de rencontres des victimes de la marche de Siliana suite à la répression de manifestants à la chevrotine en novembre 2012. A travers la reproduction réaliste d’une des fenêtres du parlement, l’artiste rend visible le verre fissuré par l’impact du plomb. Ce même plomb qui a marqué le corps des victimes, elle reproduit à l’identique ces traces comme des stigmas. Des perforations qui tracent et racontent dans une narration poignante un fait, un mal et un état. Une fixation sur le verre mais aussi sur la chair et la mémoire corporelle.
Ngozi-Omeje Ezema, dans son œuvre « Can’t reveal », nous invite dans l’intimité du foyer. Un foyer dont les murs sont faits de textile et de feuilles d’argile frêles et fragiles. Le son qu’opère leur mouvement est à fort potentiel narratif, il invite au chuchotement, à la discrétion et à la résignation. C’est une composition, voire une mise en scène, que l’artiste propose pour aborder les questions liées à la féminité, à la violence, à la loi du silence. «La feuille représente des aspects de tendresse chez les femmes, qui sont souvent tenus pour acquis. La feuille évoque également les longues souffrances que subissent les femmes dans leurs relations. Quand vous regardez la couleur des feuilles dans mon travail, elles donnent l’impression que les feuilles sont séchées, mais elles conservent néanmoins leur beauté », explique l’artiste.
Les gages d’amour de Sarah Pucci à sa fille Dorothy Lannone sont la manifestation de l’ardente répétition d’une pratique quotidienne qui a donné naissance aux objets parés de bijoux. Ces œuvres intenses ont été réalisées au cours de la deuxième moitié du XXe siècle et régulièrement envoyées par voie postale à sa fille qui vivait en Europe, comme autant de gages de son amour. Ils scintillent d’une aura de beauté carnavalesque, idéalisée, sous stéroïdes.
Les objets de Sarah Pucci sont des pièces ornées purement esthétiques faits de sequins, perles, paillettes et bijoux qu’elle récupère auprès de ses ami.e.s en échange de cookies fait maison. Elle les assemble ensuite avec minutie et patience pour créer ses ornements précieux qui ressemblent à des œuvres de joaillerie. Très croyante, Sarah Pucci semble aussi puiser son inspiration du religieux de ces offrandes religieuses très colorées d’usage populaire connues en Amérique du Sud. Les objets de Sarah Pucci ont ainsi des allures sacrées pour célébrer un amour profane.
L’exposition « le cheveu de de Mu’awiya » se poursuit jusqu’au 31 octobre prochain au 32 Bis, au centre-ville de Tunis.
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