Entretien croisé avec Cecilia Cenciarelli* et Mariann Lewinsky*, expertes de la Cinémathèque de Bologne : «Samama Chikly est le premier cinéaste du pays et du continent»
Cecilia Cenciarelli et Mariann Lewinsky sont deux expertes de la Cinémathèque de Bologne, elles travaillent, entre autres, sur l’identification, la restauration et la conservation des archives de Samama Chikly. Nous les avons rencontrées à l’occasion de la manifestation «Cinéma au Musée» à Sousse qui rend hommage au pionnier du cinéma en Tunisie.
Le cinéma tunisien fête cette année ses cent ans. Que représente pour vous ce centenaire ?
Cecilia Cenciarelli : Je crois que le cinéma est un art profondément universel et que le particulier ne fait que nous ramener, au final, à une expérience commune, à l’expérience humaine. Pourtant, la naissance du cinéma tunisien est un geste important, c’est une culture qui prend la parole à la première personne, qui s’approprie, ou se réapproprie, de son point de vue, qui ne se laisse pas raconter. Ce que Mohamed Challouf parvient à faire chaque année à Sousse est un véritable miracle, c’est un acte de résistance culturelle. Le partage du patrimoine et de notre mémoire commune — la mémoire d’une Méditerranée fertile en échanges — est la meilleure façon de fêter cet anniversaire. La Cineteca di Bologna est très heureuse de prendre part à ce moment de partage et nous sommes là nombreuses, aussi grâce au soutien de l’Institut Culturel Italien, pour soutenir le travail magnifique que Mohamed fait.
Mariann Lewinsky : Ce centenaire représente une occasion de porter à l’attention du public d’aujourd’hui le cinéma du passé, de faire voir des images vivantes de temps lointains. C’est assez magique, le cinéma, une machine du temps. Nous sommes très heureuses de porter en Tunisie des premiers résultats du travail sur le Fonds Albert, Samama-Chikli, et l’événement Cinéma-Musée de Sousse, organisé par notre collègue Mohamend Challouf est un lieu de rencontres et d’échanges. Or, Samama fait déjà en 1905 ses premiers films, des films documentaires. C’est seulement si on limite le cinéma aux films de fiction que son Zohra marque un début.
Quelles sont les démarches scientifiques empruntées aujourd’hui pour identifier les images tournées par Samama Chikly?
ML : Le dépouillement systématique du Fonds Samama-Chikli (conservé à la Fondazione Cineteca di Bologna depuis 2016) a permis d’établir à la base de documents écrits par le cinéaste lui-même ou des lettres et factures de compagnies de production, etc. de dresser une liste fiable de son œuvre. En l’absence de documents écrits, des photos et surtout des photogrammes imprimés dans le Fonds ont pu servir dans le cas des films de Samama comme clefs à l’identification de films dans des cinémathèques et collections.
A quoi ont abouti les dernières recherches sur Samama Chikli ?
ML : Les recherches sont parties de six titres et le résultat a dépassé toute attente avec une filmographie de 120 titres dans les vingt ans de 1905-1924. Ça a changé complètement notre idée sur ce personnage. Albert Samama n’est pas seulement le premier cinéaste africain, il est une figure de pionnier dans l’histoire du cinéma de la première génération. Il fournit à la distribution internationale avant la guerre au moins une centaine de documentaires et sujets de ciné-journal.
Que représente pour vous la projection de telles images inédites de Samama Chikli dans son pays natal de cette année ?
CC : Pour nous, ce patrimoine appartient à tous ceux qui ont et auront envie de continuer à écrire et réécrire l’histoire du cinéma, ou plutôt les nombreuses histoires du cinéma qui sont encore cachées. Une histoire certainement plus plurielle et plus riche. Partager nos recherches avec la Tunisie a été une priorité pour nous depuis le début et nous continuerons à le faire à différents niveaux. Ce n’est qu’un début. Mais, encore une fois, je dois remercier notre ami et collègue Mohamed Challouf qui entretient un dialogue ouvert avec la société civile, avec les archivistes des cinémathèques du monde entier, qui a facilité ces dernières années de nombreux projets de restauration de pionniers africains qui auraient été impossibles sans lui. Je le répète, le cinéma est notre patrimoine partagé, et c’était, en ses débuts, le premier spectacle accessible à tous, tous les âges, toutes les classes, toutes les nations. Le cinéma a permis à tous de voir le pays des autres, dans une époque où les gens ne pouvaient pas voyager.
Comptez-vous montrer ces images ailleurs qu’en Tunisie et en faire profiter un maximum de public ?
ML+CC : Sousse n’est qu’un projet pilote. Nous ne sommes qu’au début des projets de restaurations, de projections et publications. Il va y avoir d’autres projets et projection en Tunisie et ailleurs l’année prochaine et dans l’avenir.
Ce fonds est-il accessible aux chercheurs tunisiens ? Si oui, de quelle manière ?
CC : Bien sûr, un des piliers de la politique culturelle de la Cineteca di Bologna est l’accès gratuit et démocratique aux collections. Nous avons limité l’accès depuis l’été 2022 seulement pour le temps de finir la numérisation et la numérotation de chaque item. Nous sommes profondément convaincus que la recherche sur ce fonds ne fera qu’accroître nos connaissances, surtout si elle est effectuée par des étudiants, des cinéphiles, des historiens, des universitaires de Tunisie. L’accès on line va venir, c’est une question de temps et de budget, mais ça viendra sans aucun doute. Entre-temps, il suffit de nous contacter, de nous envoyer un e-mail et de prendre un rendez-vous avec nous.
Que représente aujourd’hui Samama Chikli dans l’histoire mondiale du cinéma ? Et quelle est la valeur de ce fonds que la cinémathèque de Bologne a sauvegardé ?
CC : Ce fonds est l’exemple parfait de ce que je disais avant. Les archives sont une matière vivante, toujours pleine de surprises. Nous parlons d’un pionnier du cinéma africain qui a accompli bien plus que ce que nous imaginions il y a quelques années. Et qui est donc aussi le premier sur le continent africain à réaliser des dizaines et des dizaines de films qui ont finalement été identifiés. Cela me semble être une chose énorme pour le cinéma africain…
ML : Samama Chikli est une figure complexe. Il est, sur le plan international, un des pionniers remarquables dans l’histoire du cinéma mondial. Pour la Tunisie et l’Afrique, c’est le premier cinéaste du pays et du continent. Et ça fait aussi la différence dans la qualité de ses prises de vues. Au-delà du cinéma, il a créé une énorme œuvre photographique et c’est un personnage unique, ludique, moderne et fascinant. Pour la valeur matérielle, disons avec Godard : “Le cinéma n’est pas pour faire de l’argent, c’est pour perdre de l’argent”.
*Mariann Lewinsky est réalisatrice, chercheuse et historienne du cinéma muet basée à Zurich. Elle est aussi la codirectrice de la partie cinéma muet du festival Il Cinema ritrovato de Bologne. Elle est à l’origine de nombreuses restaurations de films, éditions historiques et projets pionniers esthétiques.
*Cecilia Cenciarelli a rejoint la Cineteca di Bologna en 2000 où elle dirige actuellement le Département Recherche & Projets et fait partie du conseil de direction du festival Cineteca Il Cinema Ritrovato. Depuis 2007, elle travaille en tant que chef de projet pour le World Cinema Project de Martin Scorsese qui, né au sein de la TFF et en partenariat avec Cineteca di Bologna, vise à sauvegarder, préserver et restaurer le patrimoine cinématographique négligé du monde entier. Au cours des 10 dernières années, le World Cinema Project a restauré 51 films de 25 pays différents.
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