Dialogues éphémères | Le dépôt confié par Dieu à l’homme
Que les anges aient à se prosterner devant l’homme, selon ce que nous raconte le récit coranique, c’est ce que les théologiens expliquent généralement en se contentant de faire valoir que l’ordre venait de Dieu. Dans l’échange qui suit, les trois complices du dialogue s’engagent dans une voie qui débouche sur une réponse tout autre… Une réponse qui met en avant le dépôt confié par Dieu à l’homme : un dépôt dont le contenu aurait beaucoup à voir avec la manière particulière dont l’homme élève le chant dans les hauteurs du ciel.
Po : Diriez-vous qu’il existe dans le Coran deux récits distincts concernant la place du premier homme, la place d’Adam dans la Création ?
Md : Oui, il y a bien deux récits. Nous les avons évoqués la semaine dernière…
Po : Ce que nous avons dit la semaine dernière, c’est que la création de l’homme a donné lieu dans le texte à deux confrontations : la première avec les anges, à qui il a été demandé de se prosterner et qui l’ont fait à l’exception de l’un d’entre eux, qui s’est rebellé, et la deuxième avec les cieux, la terre et les montagnes, qui ont refusé de se charger du «dépôt» tandis que l’homme —dans «son ignorance et son injustice»» a accepté… Mais pour parler de deux récits, il faudrait montrer que ces deux séquences ne sont pas conciliables, dans le sens où elles ne pourraient pas être réunies dans un même récit.
Ph : Peut-être pouvons-nous les réunir, mais nous risquons d’occulter le propos de l’un d’entre eux. Ce qui serait d’autant plus dommageable que chaque récit peut recevoir un éclairage particulier par l’autre. Autrement dit, le risque de l’occultation est d’abord de perdre un versant du récit, et ensuite de perdre du sens au niveau du versant restant.
Po : Voilà, c’est précisément pour cette raison que je demande si, d’après vous, il y a un seul récit, ou deux.
Ph : Qu’il y en ait un ou deux, la différence est que dans un cas on parlerait des deux récits, dans l’autre on parlerait des deux séquences du même récit. Mais quelle importance ? Ce qui importe bien davantage, de mon point de vue, c’est de relever qu’un des deux récits, ou qu’une des deux séquences, a pris l’ascendant dans le discours musulman. Il s’agit de l’épisode où il y a confrontation avec les anges. Puisque, dans cet épisode, aussitôt survenue la damnation de l’ange rebelle, d’Ibliss, l’homme va être aux prises avec le diable, et entraîné par ce dernier sur la pente de la rébellion. Or, dans la grande majorité de ses versets, le Coran constitue une mise en garde contre ce danger. En raison à la fois de la récompense qu’on peut y perdre et du châtiment auquel on s’expose. Au-delà du texte coranique, il y a toute la littérature des hadiths, des commentaires et des prédications, qui va dans le même sens. C’est une exhortation insistante qui enjoint de rester fidèle à l’ordre divin, et dont l’insistance n’a de sens que parce que, tapie dans l’ombre, il y a une puissance qui tire l’homme vers sa perdition : la puissance maléfique d’Ibliss. Mais qu’est-il advenu entre temps de l’histoire du «dépôt» ? Et dans quelle mesure l’homme se montre-t-il à la hauteur des attentes placées en lui par Dieu, malgré l’ignorance et l’injustice dont le Coran nous dit qu’ils constituent déjà son lot au moment où il exprime son accord de porter la charge ?
Po : Autre question : de quoi s’agit-il avec ce dépôt ? Quelle est la mission qui incombe désormais à l’homme et qui aurait incombé aux cieux, à la Terre ou aux montagnes s’ils avaient accepté ?
Ph : Aussi bien le texte que la tradition sont très discrets sur ce point. Ce qui peut surprendre, étant donnée l’importance du sujet. Les exégètes qui ont eu à commenter le verset 72 de la sourate el-Ahzeb, où se trouve le passage qui parle du dépôt, ont évoqué les devoirs religieux, la vérité, la foi, la raison. Toutes ces propositions soulèvent la question suivante : y avait-il un sens à proposer aux cieux ou aux montagnes un dépôt dont le contenu fût conforme à pareilles définitions ? Est-ce que ces réponses n’étaient pas une façon de forcer le texte à aller dans le sens d’une représentation préétablie des choses, au détriment du récit et des mots qui y sont utilisés ? Je préférerais pour ma part laisser sans réponse l’interrogation au sujet du contenu du dépôt… Ce qui ne veut pas dire prendre congé du récit, ou de cette part de récit : l’interrogation qui reste sans réponse est une interrogation qui nous maintient en éveil sur des sens possibles. Et parmi les sens possibles, il y a ce que nous suggère l’autre récit si nous nous rendons attentifs à certains de ses termes…
Md : Tu parles donc du récit qui met en scène les anges ?
Ph : Oui. Il en existe plusieurs versions dans le texte du Coran, mais dans l’une d’entre elles au moins il est fait allusion à la capacité de l’homme de nommer les êtres. L’homme est cette créature portée sur la violence et sur la corruption de ce qui est sain, mais il a ce pouvoir que n’ont pas les anges : celui de donner des noms. Ou celui de restituer aux êtres les noms qui leur reviennent. Or ce pouvoir n’est pas anodin. Pourquoi il n’est pas anodin ? Parce que sans nom les êtres n’ont pas de visage. Et que, sans visage, on ne peut se tourner vers eux de telle sorte qu’ils soient requis. Sans visage, ils sont absorbés dans la masse indistincte de la Création.
Md : Ainsi, donner des noms, c’est pouvoir s’adresser aux créatures dans leur multiplicité. C’est pouvoir les convoquer en vue de les conduire là où elles doivent aller… Comme fait le bon berger avec ses bêtes : en les connaissant une à une, parce qu’il leur a donné mentalement un nom à chacune, il est capable de les conduire à travers les chemins jusqu’aux meilleurs pâturages.
Po : D’accord, mais en quoi consiste ce pâturage des créatures dans leur grande diversité qui va des lointaines étoiles dans le ciel aux bestioles les plus minuscules comme les microbes, en passant sans doute par l’homme lui-même, dont le rôle de pasteur n’ôte pas son statut de créature parmi les créatures ? Une réponse possible serait de dire que faire paître les créatures, c’est les amener à élever un chant de louanges au Créateur. Le pasteur ne serait pas autre chose, finalement, que le directeur d’une chorale : il amène chaque membre du troupeau à produire le meilleur son dont il est capable et, surtout, il veille à ce que l’ensemble ne soit pas cacophonique mais symphonique, qu’il ne se traduise pas par un bruit épouvantable mais gravisse au contraire les marches de la musique qui mène vers l’espace céleste.
Md : Le problème, que nous avions déjà rencontré je crois, est que cette fonction chorale, nous la trouvons déjà attribuée aux anges dans le texte du Coran. C’est justement ce qui nous avait conduits la semaine dernière, en fin d’entretien, à nous demander ce que l’homme pouvait apporter de plus…
Ph : Oui, reprenons-la, cette question : qu’est-ce que l’homme apporte de plus, du point de vue de ce récit qui nous occupe ? Je dirais que ce qu’il apporte de plus, c’est une sonorité que les anges ne parviennent pas à obtenir des créatures. Pourquoi ? Parce que, ne sachant pas les nommer une à une, ils ne sont pas capables de leur demander de tirer d’elles-mêmes les sons les plus beaux…
Md : Voilà qui me parle… Il m’est arrivé avec mes patients de faire l’expérience de cette beauté, malgré les drames qui m’étaient racontés. Ou peut-être à cause justement de la souffrance qui m’était rapportée au fil des témoignages. Et cette beauté, je suis persuadé en effet que je ne l’aurais jamais obtenue des récits qui m’étaient faits si le patient qui en était l’auteur n’était pas pour moi, à travers son nom, d’abord une créature unique et irremplaçable et, ensuite, une créature dont je vivais le sort comme si c’était le mien.
Po : Il faut noter que le pouvoir de nommer peut être compris comme un pouvoir de recenser, de convoquer et d’interpeller même, au sens policier du terme. Or ici nous sommes en train de mettre l’accent sur une autre acception : le pouvoir de nommer comme pouvoir d’aimer. Car pour pouvoir aimer un être, il faut d’abord lui donner un nom. Non pas le lui attribuer de manière arbitraire et autoritaire, mais se faire l’écho de ce qui se dit venant de lui comme étant ce qu’il est en vérité. Ce que j’appelle amour, c’est ça : c’est aller à la rencontre de la vérité qui est celle de cet être que je rencontre sur mon chemin, c’est la recueillir comme quelque chose d’infiniment précieux et c’est la proclamer. Le nom que donne l’homme, et qu’il est seul à pouvoir donner sans que les anges eux-mêmes ne soient capables de lui disputer cette compétence, c’est donc l’écho de cet acte de proclamation…
Md : Il semble alors que pour donner un nom, il faille d’abord aimer. La condition va dans les deux sens, de manière circulaire : donner un nom pour pouvoir aimer et aimer pour pouvoir donner un nom… Se tromper de nom en interpellant quelqu’un, c’est toujours l’aveu du peu d’amour qu’on lui porte. A l’inverse, j’ai le souvenir que les meilleurs professeurs que j’ai eus étaient ceux qui n’avaient pas besoin de consulter leurs fiches avant de nous appeler au tableau : l’amour qu’ils avaient pour leurs élèves faisait que le nom leur venait à l’esprit naturellement. Et j’ai d’ailleurs une anecdote intéressante à rajouter à ce propos. Parmi mes patients, il y en avait un qui avait subi un changement de nom. Ça s’était passé dans son enfance suite à un conflit familial, parce que sa mère n’était pas tunisienne : vous savez, ce genre de querelles où les enfants se transforment en prises de guerre. Et il me rapportait un épisode de sa vie scolaire où une professeur qu’il aimait particulièrement, au moment de faire l’appel en début de séance, marquait une hésitation quand elle arrivait à son nom. La chose, me disait-il, ne durait pas plus d’une fraction de seconde mais, pour lui, c’était l’éternité. Le fait qu’elle butait sur son nom, comme si elle ne s’en satisfaisait pas, signifiait pour lui qu’elle était à la recherche d’une vérité de sa personne dont elle n’était pas sûre de trouver la résonance dans l’écho de son nom. Et cette confusion à laquelle elle était livrée, c’était pour lui une preuve d’amour qu’il éprouvait aussi secrètement qu’intensément, mais dont il avouait qu’il n’en avait compris le sens que bien plus tard.
Ph : Ce qui prouve bien que le pouvoir de nommer n’est pas un pouvoir d’étiqueter, dans la logique comptable des faiseurs d’inventaires. En nommant les êtres, on en fait les membres d’une communauté qui sont liés les uns aux autres par une relation d’obligation et d’amour. Or pour être membre dans ce sens précis, il faut être soi-même en vérité… Il y a une vérité des personnes comme il y a une vérité des êtres en général, et le nom, comme je le disais, traduit cette vérité : il s’en fait le messager ! C’est pourquoi quand il arrive que le nom, au lieu de dire la vérité de l’être auquel il est attribué, cache au contraire des drames, occulte une vraie identité, il devient lui-même un nom impropre : un nom qui sonne faux. Et dans ce cas, ça veut dire que la vérité de l’être en question reste en mal de proclamation. C’est ce que l’amour perçoit : d’où la confusion dont tu parlais à propos de ton ancienne professeur.
Po : Le pouvoir de nommer, ainsi entendu, est un pouvoir perdu de nos jours. Au risque d’avoir l’air de défendre ma chapelle, je prétends que c’est le poète qui s’en est fait le gardien. C’est lui qui répare le visage raturé des êtres, de manière à ce que l’homme puisse à nouveau respirer l’air de vérité qui émane d’eux… C’est dans l’élément du poème que les êtres retrouvent la sonorité de leur vérité native.
Ph : L’homme, en effet, n’est pas seulement celui qui donne aux êtres leur nom selon leur vérité. C’est aussi celui qui répare : qui redonne le vrai nom quand un faux nom s’est insinué. C’est de toutes les créatures celle qui a faim de vérité, et pas seulement de nourriture pour le corps. Et quand un aliment n’a pas pour elle le goût de la vérité, bien qu’il en ait l’apparence, elle ne s’en contente pas et recherche inlassablement ce qui se cache derrière le voile mensonger et qui seul est susceptible de la rassasier. Voilà donc ce qu’on peut comprendre de ce pouvoir de nommer que l’homme détient et qui fait partie de son lot exclusif, selon le récit coranique. Voyons maintenant dans quelle mesure ces précisions peuvent nous aider à nous faire une idée plus claire sur ce que contient le «dépôt» de l’autre récit ou de l’autre versant du récit…
Md : Avant d’en arriver là, il me semble nécessaire de s’acquitter d’une dernière difficulté. Le texte du Coran présente l’homme comme celui qui fera «régner le mal et couler le sang». Ce sont les mots des anges quand Dieu leur annonce sa volonté d’établir un représentant sur Terre, un «khalifa». Si nous disons que ce rôle de représentant s’explique par la capacité de nommer, dans la mesure où cette capacité de nommer est elle-même capacité d’aimer, il faut pouvoir s’expliquer le fait que l’homme nous soit présenté sous des traits qui sont à l’opposé d’un être aimant.
Ph : C’est à ce moment du récit que Dieu répond aux anges : «Je sais ce que vous ne savez pas». Or qu’est-ce que les anges ignorent sur l’homme que Dieu sait ? Qu’est-ce qu’ils ne peuvent qu’ignorer, malgré les prérogatives dont ils jouissent dans l’ordre de la Création? Ce qui caractérise les anges, c’est qu’ils ne connaissent pas le mal. Et quand il arrive qu’ils le connaissent, c’est pour y basculer sans possibilité de retour, c’est pour déchoir sans possibilité de se relever: l’ange du mal est voué entièrement et définitivement au mal, sans restriction. Alors que l’homme, lui, est cette créature qui passe du bien au mal —c’est la chute—, mais aussi du mal au bien — c’est la rédemption. Non seulement ça, mais la seule façon dont l’homme accomplit le bien est de le faire sur le mode de l’arrachement au mal. Toute autre façon est une manière de retomber sans le savoir dans le mal. C’est pourquoi faire l’ange, c’est déjà tomber du côté du diable et se placer sous son emprise. Le bien chez l’homme se réalise toujours et de façon absolument nécessaire sous le signe de la lutte et du triomphe sur le mal. C’est-à-dire sur sa nature humaine qui est justement portée sur la corruption et sur le crime.
Po : L’expérience du mal aurait donc quelque chose à voir avec la musicalité de la voix.
Ph : Qu’est-ce que tu veux dire ?
Po : Nous avons dit tantôt que l’homme se distingue de l’ange par le fait qu’il tire des créatures une voix plus belle, du fait qu’il est capable de les nommer, donc de les aimer. Or ce que nous disons à présent, c’est que non seulement la propension de l’homme au mal n’est pas un obstacle à cela, mais que c’est une condition. Dans le sens où rassembler les créatures et, les faisant chanter les louanges de Dieu, tirer de leurs tréfonds la voix la plus pure, celle en laquelle résonne de la manière la plus vraie l’être de chacune d’elles, c’est quelque chose qui ne peut être accompli que par une créature qui connaît la déchirure du mal. Il faut avoir visité les abîmes sans fond, avoir été traversé par la mort de part en part, pour pouvoir s’emparer du sceptre par lequel sera conduite la troupe symphonique et pour donner ensuite au chant de louanges la puissance d’une musique à l’écoute de laquelle les cœurs défaillent. L’ange qui n’a pas connu et qui ne peut pas connaître le mal est incapable de produire ce type particulier de sons.
Ph : Voilà qui peut nous éclairer davantage sur le contenu du «dépôt», dont le Coran ne dit rien, et dont à mon avis il ne dit rien à dessein. Parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de connaître le contenu en question que d’être engagé dans l’amour des créatures, afin que leur voix s’élève haut en un chant de louanges. L’approche simplement théorique est condamnée à l’échec, elle. Mais même en disant ça, le secret demeure sur le contenu. Ainsi le veut le récit.
Md : A nouveau, j’attire votre attention sur un élément du texte qui peut opposer une difficulté. A vrai dire, de difficultés, il y en a même deux. Pour commencer, est-ce que ce qui nous est suggéré à partir de l’examen du premier récit, celui qui nous parle des anges, est de nature à se concilier avec l’autre récit, à savoir que le dépôt a été proposé aux cieux, à la terre et aux montagnes ? Autrement dit, est-ce que l’homme conducteur de la chorale et qui est capable de tirer des créatures une musique qui remue les cœurs est un homme dont la fonction aurait pu être remplie par les cieux, la terre ou les montagnes ? Ensuite, en quoi cette fonction s’accorde-t-elle avec le fait que l’homme, en l’acceptant, ignorait ce qu’il faisait ? Une fois qu’on aura répondu à ces questions, devrait arriver naturellement celle qui demande pourquoi la tradition de l’islam a occulté ce récit qui porte sur le dépôt, ou s’est contenté de l’évacuer en prétendant pouvoir trancher la question de son contenu par des réponses toutes prêtes et sans imagination ?
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