Dette publique | Mustapha Jouili, Docteur en Sciences Economiques et Universitaire, à La Presse : « Priorité aux secteurs productifs»
Dans un contexte de crise des finances publiques, le recours au FMI s’avère indispensable. Surtout que la recherche de nouvelles sources de financement implique un changement de positionnement géostratégique, ce qui est, pour l’instant, politiquement difficile sinon impossible.
Pensez-vous que le niveau actuel de la dette publique de la Tunisie est réellement préoccupant ?
Selon les données de la Banque centrale de Tunisie (BCT), le stock de dettes extérieures de la Tunisie s’est élevé au terme de l’année 2022 à 132,5 milliards de dinars représentant près de 93% du PIB. Un niveau réellement préoccupant dans un contexte de stagnation économique, d’une inflation qui dépasse les 10%, d’un chômage élevé (près de 17%) et d’un déficit commercial avéré. L’année 2023 s’annonce alors difficile à tous les niveaux.
Quelle est votre analyse de la situation actuelle sur le recours de la Tunisie au FMI ? Les pourparlers du gouvernement avec le FMI ont commencé depuis des mois. S’achemine-t-on, à terme, vers cet endettement ?
Bien que le FMI ait déjà donné son accord de principe (un financement de 1,9 milliard de dollars), les pourparlers continuent depuis quelques mois et risquent de prendre encore du temps. Ceci est lié en grande partie à deux facteurs : le premier, externe, associé aux dynamiques et rivalités géostratégiques récentes. Face à la montée des «puissances émergentes» (Brics) et leur présence ascendante dans la région, les puissances occidentales (USA et UE), au-delà des questions de «réformes», cherchent à instrumentaliser les «aides financières» pour préserver les alliances «traditionnelle» et éviter tout basculement des pays de la région, en l’occurrence la Tunisie, vers le bloc naissant.
Le deuxième facteur, interne, réside dans l’impasse dans lequel se trouve le pouvoir politique en place. D’une part, dans un contexte de crise des finances publiques, le recours au FMI s’avère indispensable. Surtout que la recherche de nouvelles sources de financement implique un changement de positionnement géostratégique, ce qui est, pour l’instant, politiquement difficile sinon impossible.
D’autre part, se financer auprès du FMI et accepter ses conditionnalités (élimination des subventions, privatisation…) risque d’exacerber la crise sociale et éroder la légitimité du pouvoir politique. Une inquiétude exprimée par le ministre des Affaires étrangères, N. Ammar, au quotidien italien La Républica le 4/4/2023. A propos des négociations avec le FMI, le ministre avançait qu’il n’est pas possible pour la Tunisie d’engager «des réformes radicales» dans une courte période comme exigé par le FMI et il faut penser à la «justice sociale».
Selon vous, le recours à l’endettement extérieur est- il vraiment aujourd’hui une bonne décision à prendre pour régler la situation financière du pays ?
Ça fait des décennies que la Tunisie s’endette, en particulier auprès des institutions internationales (Banque mondiale et FMI). Les faits montrent que la situation ne cesse de s’aggraver. Avec les conditionnalités et les politiques imposées par ces institutions, chaque endettement génère les conditions d’un nouveau recours à la dette externe et le pays se trouve pris par le piège de l’endettement cumulatif.
A titre d’exemple, actuellement on négocie un prêt de 1,9 milliard de dollars réparti sur quatre ans. En même temps, le déficit de la balance commerciale atteint 12 milliards de dollars et qui sera bien sûr comblé en devises et donc en grande partie par l’endettement externe. Le prêt souhaité ne représente qu’à peine 15% du déficit. Je pense qu’il est plus judicieux d’entreprendre des mesures pour réduire le déficit commercial que de négocier un nouveau prêt. D’autant plus, une constante des recettes du FMI est de libéraliser davantage ce qui est de nature à creuser encore le déficit externe et impliquer des nouveaux prêts. Au total, le recours au FMI ne fera que reproduire la même situation et plonger le pays dans le cercle vicieux de l’endettement.
Quels risques court le pays si la dette extérieure est trop élevée ? Comment, selon vous, mettre en place des limites à son accumulation ?
Plus d’endettement implique une perte totale de souveraineté, une soumission aux diktats des institutions internationales et aux exigences du capital international. Bien sûr, ce sont les catégories pauvres et moyennes qui vont supporter le coût. Pour garantir le remboursement du service de la dette, le gouvernement sera de plus en plus dans l’obligation de comprimer ses dépenses et ce sont les dépenses économiques et sociales qui seront affectées. Les conséquences en seront : gel des salaires et des recrutements, élimination des subventions et réduction des aides sociales, détérioration des services publics …..
Comme, je l’ai déjà expliqué dans une interview précédente (La Presse du 17/11/2021), sortir du cercle ou du piège de l’endettement implique une rupture avec le modèle dominant, en particulier sa variante néolibérale. Il est question de concevoir un nouveau modèle avec, comme piliers, la justice sociale et la souveraineté nationale, un modèle qui accorde la priorité aux secteurs productifs.
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