Décarbonation dans le secteur industriel | Chekib Ben Mustapha, membre du Bureau Exécutif de Conect à La Presse : «La transition vers une industrie ’’sans carbone’’ peut créer de nouvelles opportunités de marché»
Les entreprises qui investissent dans l’efficacité énergétique et les technologies propres peuvent réaliser des économies d’énergie et réduire leurs coûts de production. De plus, la transition vers une industrie « sans carbone » peut créer de nouvelles opportunités de marché et favoriser l’innovation.
Comment engager l’entreprise tunisienne dans un projet de décarbonation industrielle?
La décarbonation industrielle est, avec l’industrie 4.0, le principal défi de l’industrie mondiale pour les 30 prochaines années. L’économie tunisienne, qui a une composante industrielle significative (plus de 15% du PIB, 33% des emplois et 73% des exportations) et qui a une forte ouverture à l’international et notamment vers l’Europe qui représente plus de 70% de nos exportations, est directement concernée par le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, plus communément appelé «taxe carbone aux frontières» ou Macf. Le projet de décarbonation des entreprises, notamment les entreprises industrielles, est relativement long : réaliser un état des lieux (audit énergétique et un bilan matière, bilan des émissions de gaz à effet de serre…), élaborer une stratégie (système de management de l’énergie, définir un plan d’actions de décarbonation et une trajectoire d’investissement), mettre en œuvre le plan de décarbonation et évaluer et certifier sa démarche. Le plan d’action nécessite des investissements (recourir aux énergies renouvelables et de récupération, séquestrer une partie des émissions de CO2, isolation thermique, changer les fenêtres, acheter du matériel électronique et électrique énergétiquement performant, des ampoules LED, des thermostats connectés…), mais également des ajustements organisationnels et de nouvelles habitudes (baisser le chauffage et la climatisation, favoriser les appareils reconditionnés ou en location, verdir la chaîne d’approvisionnement, favoriser la mobilité douce…). C’est une urgence pour notre économie dès aujourd’hui et non, comme souvent annoncé, en 2026, lors de l’entrée en vigueur de la taxe carbone dans sa première version.
Pensez-vous que le tissu industriel tunisien est suffisamment préparé à cette mutation ?
J’ai eu l’opportunité de participer, avec la Conect, à une série d’événements régionaux de sensibilisation et d’information (Bizerte, Monastir, Sfax, Gabès…). Ma constatation est que nos opérateurs économiques ne sont pas conscients des enjeux et des défis qui les attendent. Certes, le ministère de l’Industrie a un projet dédié pour la promotion de la décarbonation, de même que l’Anme a lancé plusieurs actions de communication. C’est très bien. Mais on est loin des besoins et des moyens requis. Je me souviens que, suite à l’adhésion de la Tunisie à une zone de libre-échange avec l’Union européenne dans les années 90, les autorités ont lancé le programme de mise à niveau avec un financement national très consistant car nous étions conscients du défi. Les autorités ont lancé un programme de communication à très grande échelle avec la mobilisation de tout le gouvernement et à leur tête le chef du gouvernement qui avait lancé le programme, de toutes les agences publiques, des dizaines d’événements chaque semaine, une couverture médiatique quotidienne pendant des mois… Aujourd’hui, le défi de la décarbonation (et de l’industrie 4.0) est aussi grand et, une nouvelle fois, notre industrie, avec ses 1,2 million d’emplois, est menacée. Les efforts fournis par le ministère de l’Industrie et l’Anme et de plusieurs acteurs de la société civile sont louables et très précieux, compte tenu de leurs moyens, mais également très insuffisants, compte tenu de nos besoins.
Quels sont les secteurs industriels concernés?
Le Macf prévoit un déploiement progressif sur les secteurs et sur les catégories d’émissions prises en compte : les émissions directes de gaz à effet de serre (le chauffage, les émissions des véhicules de l’entreprise), les émissions indirectes lors de la production (électricité, vapeur, chaleur, froid, air comprimé, etc.), les autres émissions indirectes (achats, utilisation de produits vendus, transport…). Pour le moment, le Macf touche seulement les émissions directes dans la fabrication des produits et concerne cinq secteurs parmi les plus émissifs et à risque en termes de délocalisation du carbone (ciment, aluminium, engrais, production d’énergie électrique, fer et acier et hydrogène). Mais elle est appelée à rapidement évoluer avec l’intégration d’activités autres qu’industrielles, mais fortement émettrices (transport aérien et maritime) et les autres industries émettrices (papier et carton, produits chimiques, verre…). De même qu’il sera étendu aux activités indirectes précitées. Certes, le processus est progressif, et peu d’entreprises sont directement concernées aujourd’hui, mais la situation risque de changer très rapidement. En effet, on constate qu’il y a peu de délocalisation du carbone généré par le Système d’échange de quotas d’émission (Seqe), le plus grand marché carbone au monde mis en place par l’Union européenne en 2005 afin de contrôler et de limiter la quantité de gaz à effet de serre émise. Mais cela risque à terme de ne plus être le cas, à mesure que l’Europe avance dans sa décarbonation en vue des objectifs du Pacte vert. Ainsi, le but à terme du Macf est de remplacer le système actuel d’allocation des quotas gratuits du Seqe et de prévenir les possibles fuites de carbone. Ces droits à polluer gratuits vont progressivement être supprimés pour une disparition totale d’ici 2034. En parallèle, les quotas proposés sur le marché seront réduits de 62% en 2030 par rapport à 2005, contrairement aux 43% de réduction fixés avant ce nouvel accord, toujours dans l’objectif d’accélérer encore plus la transition vers le Macf. Tous les secteurs seront alors concernés dans cet avenir proche et, compte tenu des délais nécessaires à un projet de décarbonation industrielle, tel que nous les avons présentés ci-dessus, il faut s’y prendre dès à présent. De plus, faut-il le rappeler, nous avons tous à gagner à nous engager en matière de sobriété énergétique et de transition écologique.
Quels sont les enjeux de la décarbonation pour l’industrie ?
C’est très simple. Notre industrie est essentiellement exportatrice. Et elle exporte principalement vers l’Europe qui est doublement concernée par la décarbonation. D’abord, parce qu’il y a des engagements politiques forts en matière de décarbonation et une forte demande de leurs citoyens en ce sens. Ensuite, parce qu’elle craint que les investisseurs industriels ne la fuient pour s’implanter dans des pays moins exigeants en matière de carbonation. C’est pourquoi elle a instauré le Macf. Les objectifs en matière de décarbonation sont fixés à l’échelle internationale par les différentes COP. La constatation est que la plupart des pays sont très en retard par rapport à leurs objectifs d’étape et les promesses pour 2030 ont très peu de chances d’être tenues. C’est pourquoi chaque pays essaie d’accélérer la cadence et de rattraper le temps perdu. Et c’est pourquoi les exigences aux frontières seront de plus en plus fortes. En adoptant des technologies et des pratiques plus propres, l’industrie peut contribuer à la réduction de la demande en énergies fossiles et à l’augmentation de la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique. De plus, cela présente également des avantages économiques. Les entreprises qui investissent dans l’efficacité énergétique et les technologies propres peuvent réaliser des économies d’énergie et réduire leurs coûts de production. De plus, la transition vers une industrie « sans carbone» peut créer de nouvelles opportunités de marché et favoriser l’innovation.
Cependant, la décarbonation de l’industrie présente plusieurs défis, notamment technologiques, économiques et sociaux. Les coûts associés à la mise en place de nouvelles technologies et infrastructures peuvent être élevés, et les entreprises doivent s’adapter pour rester compétitives. Par ailleurs, la transition vers une industrie décarbonée peut également avoir des impacts sur l’emploi, avec la nécessité de former les travailleurs aux nouvelles compétences requises.
D’après vous, comment concilier les défis énergétiques avec les besoins de décarbonation ?
Le principal potentiel de décarbonation des entreprises se trouve généralement dans leur consommation énergétique et plus particulièrement électrique. C’est pourquoi la transition énergétique des opérateurs de production d’électricité est aussi importante pour la décarbonation de l’industrie. En effet, une entreprise industrielle peut effectuer toutes les améliorations de son process pour réduire son empreinte carbone, mais si son fournisseur d’électricité est basé sur des énergies fossiles, la marge de manœuvre et le potentiel de l’entreprise en matière de réduction de son empreinte carbone seront probablement insuffisants. Ainsi, en Tunisie, l’électricité fournie par l’unique opérateur électrique, la Steg, est basée sur l’énergie fossile à hauteur de 97%. Quels que soient les efforts de l’entreprise tunisienne en matière de réduction de son empreinte carbone au sein de son usine, elle sera très probablement pénalisée par rapport à une entreprise installée dans des pays où la transition énergétique est plus avancée. Heureusement, la Tunisie s’est dotée d’une stratégie nationale pour atteindre un taux de 35% d’énergies renouvelables en 2030 et 50% en 2035. Mais l’entreprise industrielle est aujourd’hui pénalisée et risque de l’être également au cours des prochaines années s’il n’y a pas une accélération substantielle de la concrétisation de la stratégie nationale de transition énergétique. Les entreprises tunisiennes doivent donc opter pour l’autoconsommation et investir dès aujourd’hui dans leur transition énergétique propre sans attendre la stratégie nationale. Toutes les conditions sont, en effet, réunies : un cadre fiscal spécifique avec la Loi de finances 2024 (amortissement augmenté, réinvestissement exonéré) et la parution et actualisation fin 2023 des derniers textes réglementaires relatifs à l’autoconsommation déportée et aux « Special Purpose Vehicles » qui permettent de mutualiser l’investissement. A cet effet, et pour accélérer le mouvement, l’Union des PMI a proposé, suite à une concertation avec les différentes parties prenantes (opérateurs du secteur privé, Steg, Anme et experts du domaine) une série de mesures afin d’accélérer la décarbonation des entreprises industrielles par l’autoproduction : révision du tarif de cession de l’excédent à la Steg tout en le maintenant inférieur au coût actuel avec l’utilisation du gaz, hausse de plafond de 30 à 50% pour l’excédent qui serait repris par la Steg, réduction des délais administratifs de traitement des dossiers d’autoconsommation… La Tunisie est pourvue d’un potentiel d’énergie photovoltaïque et d’un savoir-faire énergétique très attractif qui devraient, avec une gouvernance adéquate, la positionner d’une manière très avantageuse sur l’échiquier des chaînes d’approvisionnement internationale avec la priorité accordée au cours des prochaines décennies à l’empreinte carbone et à la régionalisation croissante de l’économie. A nous de nous préparer et de nous positionner en conséquence avec la gouvernance adéquate.
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