Débat : Désir de retour des migrants tunisiens

« Le retour des migrants tunisiens s’explique principalement par trois grandes motivations : la retraite, la nostalgie et le regroupement familial. Ces facteurs, bien qu’interconnectés, traduisent des dynamiques distinctes influençant la décision des migrants de revenir en Tunisie ».
Une récente étude sociologique se rapportant au désir de retour des migrants tunisiens a été au centre d’un débat organisé le 6 mars dernier à Tunis en présence d’experts et acteurs institutionnels, ainsi que des représentants de la société civile, dans le cadre du projet de coopération technique « Thamm Ofii », dans le domaine de la mobilité professionnelle circulaire qui a été développé de manière conjointe par l’Agence nationale pour l’emploi et le travail indépendant (Aneti, Tunisie) relevant du ministère de l’Emploi et l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII).
L’étude a été élaborée par l’expert en migration le professeur Mustapha Kaanich, et porte en particulier sur plusieurs aspects relatifs à ce désir de retour tant souhaité par les uns, mais rendu impossible par certains « facteurs de répulsion » d’ordre professionnel, socioéconomique et institutionnel. Elle repose sur une approche mixte combinant une analyse quantitative des données de l’enquête nationale sur la migration internationale Tunisia HIMS 2021 et une analyse qualitative à travers des discussions de groupe menées en Tunisie (Mahrès, Sfax, Msaken, Tunis, Ariana) ainsi qu’à l’étranger (Paris, Rome et des sessions en ligne avec des migrants en Allemagne et en Arabie saoudite).
Le retour, une aspiration pour les uns, une projection lointaine pour les autres
A ce propos, le professeur Mustapha Kaanich explique que les données de l’enquête ont montré que 94,9% des migrants (soit 537 271 personnes) privilégient la stabilité et choisissent de rester dans leur pays d’accueil. En revanche, 4,1% (22 985 individus) manifestent une volonté de retour en Tunisie, tandis qu’une fraction marginale de 1% (5 814 personnes) envisage une réinstallation dans un pays tiers. Bien que cette proportion de candidats au retour puisse sembler modeste en pourcentage, leur nombre absolu demeure important. Un tel volume de retours potentiels pourrait engendrer des impacts sociaux et économiques notables, notamment en termes de réinsertion sociale, professionnelle, d’entrepreneuriat et de dynamisation des investissements en Tunisie. « La question du retour des migrants ne doit donc pas être négligée dans les politiques publiques, car elle peut constituer une opportunité stratégique pour le pays ».
Si le retour en Tunisie est une aspiration pour certains migrants, il reste largement une projection lointaine plutôt qu’un projet structuré pour bien d’autres. L’enquête Tunisia HIMS révèle que 63,4 % des migrants exprimant un désir de retour évoquent un sentiment général, sans plan défini, tandis que seuls 36,6 % disposent d’un projet concret. Cette incertitude traduit une tension entre l’attachement au pays d’origine et les obstacles au retour, qu’ils soient d’ordre économique, social ou personnel. Les focus groupes menés avec des migrants confirment cette hésitation. Plusieurs participants au débat ont évoqué un retour idéalisé qui se heurte à des considérations pragmatiques : stabilité professionnelle, perspectives économiques en Tunisie, avenir des enfants. Le retour est ainsi perçu comme un objectif souhaitable mais difficilement réalisable à court terme.
Le retour en Tunisie est principalement envisagé par des hommes (74,3%), contre 25,7 % de femmes. Les jeunes adultes (15-24 ans) sont les moins enclins au retour (8,8%), tandis que les retraités (60 ans et plus) représentent 23,2%. Le niveau d’instruction influence aussi cette décision: les diplômés du supérieur (35%) et du secondaire (34,1%) sont majoritaires, tandis que les migrants ayant un niveau primaire (17,6 %) ou une formation professionnelle (6,8 %) sont moins nombreux à envisager un retour. Enfin, la situation familiale est un facteur clé: 71,4% des candidats au retour sont mariés, contre 22,6 % de célibataires. Cette tendance suggère que le retour est souvent motivé par des considérations familiales et un projet de réinsertion en Tunisie.
Le désir de retour varie en fonction des pays d’accueil. En effet, la France domine avec 47,5 % des candidats au retour, traduisant l’importance de la diaspora tunisienne dans ce pays. L’Allemagne (10,6 %), l’ltalie (7,5 %) et la Suisse (6,9 %) suivent, confirmant une présence significative en Europe. L’Arabie saoudite (5,4 %) se démarque comme principal pays du Moyen-Orient attirant des Tunisiens souhaitant rentrer, tandis que la Libye (3,6 %) et le Canada (1,1%) comptent un nombre plus restreint de candidats au retour.
Près de la moitié (48,1%) des migrants souhaitant revenir sont actifs professionnellement, ce qui représente un potentiel pour le marché du travail tunisien. Parmi eux, 84,2% sont salariés, témoignant d’une main-d’œuvre qualifiée. De plus, 13,6% sont des entrepreneurs employant du personnel, illustrant une dynamique entrepreneuriale qui pourrait stimuler l’économie tunisienne. Cependant, un nombre élevé de migrants en situation d’inactivité (44,5 %), comprenant des retraités, étudiants ou personnes en transition, pose la question de leur réinsertion socioéconomique. De plus, 7,4 % des candidats au retour sont au chômage, soulignant un défi d’intégration sur le marché du travail tunisien.
L’attractivité des pays d’accueil: un frein au retour
L’une des principales raisons expliquant l’indécision des migrants tunisiens à revenir réside dans les conditions de vie attractives offertes par leurs pays d’accueil. L’enquête Tunisia HIMS 2021 révèle que 81,5% des migrants désirant retourner perçoivent positivement leur expérience migratoire, traduisant ainsi une intégration réussie et un cadre de vie stable. Les pays d’accueil garantissent un environnement économique sécurisé, des opportunités professionnelles solides et une protection sociale efficace, autant d’éléments qui favorisent un ancrage durable. L’accès à un système de santé performant, à une éducation de qualité pour les enfants et à une sécurité financière dissuade nombre de migrants de concrétiser leur projet de retour, malgré leur attachement à la Tunisie.
L’analyse qualitative auprès des migrants confirme ce dilemme. Beaucoup évoquent une intention initiale de retour qui s’efface avec le temps face aux avantages offerts par le pays d’accueil. Ils soulignent notamment la difficulté de renoncer à des acquis matériels et professionnels pour un retour marqué par l’incertitude économique et des perspectives parfois limitées en Tunisie. Ainsi, le retour devient un choix complexe, nécessitant un arbitrage entre sécurité et stabilité dans le pays d’accueil et attachement émotionnel à la patrie d’origine.
Facteurs de répulsion en Tunisie
L’auteur de l’étude souligne à ce titre que si de nombreux migrants tunisiens expriment le souhait de revenir pour investir et entreprendre, l’enquête Tunisia HIMS 2021 met en lumière plusieurs obstacles structurels qui freinent cette dynamique, comme la bureaucratie et la complexité administrative qui constituent le principal frein, citées par 55,4% des répondants. De plus, 39,2% des migrants souhaitant entreprendre en Tunisie évoquent un manque de capital initial, un obstacle majeur à la concrétisation de leurs projets. D’autres défis structurels viennent s’ajouter, notamment l’absence de conditions favorables à la compétitivité (9,5 %). L’analyse qualitative révèle aussi que le manque d’écoles internationales dans certaines régions, en dehors du Grand Tunis et des grandes villes côtières, ainsi que le coût élevé de ces établissements, constituent des freins au retour.
Les parcours migratoires des Tunisiens révèlent des statuts administratifs variés influençant leur projet de retour. Un tiers des migrants (32,3%) bénéficient d’un statut de résident permanent, traduisant une intégration avancée qui pourrait faciliter un retour planifié. Les séjours prolongés (27,2 %) concernent des migrants ayant adapté leur parcours en fonction des opportunités professionnelles ou personnelles, tandis que 17,7% ont transféré leur visa vers un autre pays, témoignant d’une mobilité accrue. L’obtention d’une nouvelle nationalité (16,4%) ouvre la voie à un retour stratégique, combinant ancrage en Tunisie et accès aux avantages du pays d’accueil. À l’inverse, 2,9 % des migrants font face à des défis spécifiques, où le retour est souvent conditionné à la régularisation ou à l’accumulation d’une stabilité économique, en raison de leur situation irrégulière.
Pour les migrants en situation irrégulière, le retour est rarement envisagé comme une option immédiate. Les résultats des focus groupes révèlent que la régularisation administrative et l’accumulation d’épargne constituent des étapes prioritaires avant d’envisager un retour en Tunisie. La migration irrégulière est perçue comme un projet à long terme, où le retour ne se concrétise qu’une fois des objectifs économiques et professionnels atteints. L’analyse qualitative informe que le retour prématuré est souvent assimilé à un échec, notamment pour ceux ayant entrepris un parcours migratoire marqué par des sacrifices et des défis d’intégration.
Le rapprochement familial demeure le moteur principal du désir de retour des migrants tunisiens. C’est une priorité pour 47,7%. Outre la famille, 11,4% des migrants mentionnent la nostalgie et le désir de renouer avec leur culture, souvent exacerbés par un sentiment d’exclusion ou de déracinement dans le pays d’accueil. L’âge de la retraite constitue un facteur décisif pour 10,8% des migrants, qui voient en la Tunisie un cadre de vie plus adapté et familier pour leur retraite. En revanche, seulement 6,6 % des répondants évoquent l’investissement comme motivation principale, confirmant que les considérations économiques restent secondaires face aux impératifs sociaux et affectifs.
En guise de recommandations, l’étude met en avant plusieurs mesures d’accompagnement en vue de favoriser le retour et la réinsertion des migrants tunisiens, dont notamment l’élargissement de l’inclusion et de l’impact des programmes de réinsertion, l’accélération de la mise en œuvre de la Stratégie nationale migratoire, l’assouplissement du cadre juridique sur la gestion des avoirs à l’étranger pour favoriser le retour des Tunisiens expatriés, le développement des infrastructures éducatives pour attirer les familles migrantes. Autres mesures préconisées, la simplification des procédures bureaucratiques pour encourager le retour entrepreneurial, car en dépit des initiatives engagées par le gouvernement, les intentions de réforme et les efforts d’amélioration, la bureaucratie en Tunisie demeure perçue comme un frein à l’entrepreneuriat.
Le dispositif Tounesna qui soutient les Tunisiens expulsés des pays européens ou optant pour un retour volontaire nécessite une évolution pour garantir sa pérennité et maximiser son impact. Dans ce cadre, il est important d’élargir la coordination à d’autres institutions tunisiennes, suggère l’étude.
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