Crise économique : Instabilité et inaction chroniques !
La dégradation de la note souveraine de la Tunisie à «Caa2» signifie que le gouvernement tunisien et la Banque centrale de la Tunisie sont exposés à des risques trop élevés et à l’incapacité d’honorer leurs engagements financiers. La Tunisie fait face à une situation décisive avant d’atteindre la phase de non-retour et elle se trouve actuellement dans l’obligation d’entamer des réformes sérieuses dans l’immédiat…
Selon l’agence de recherche financière et de notation indépendante new-yorkaise «Moody’s» qui évalue la santé financière des entreprises, des banques ou des Etats, et le risque qu’ils ne puissent pas rembourser leurs dettes, la dégradation de la note souveraine de la Tunisie à «Caa2» signifie que le gouvernement tunisien et la Banque centrale de la Tunisie sont exposés à des risques trop élevés et à l’incapacité d’honorer leurs engagements financiers. Cette dégradation de la note souveraine de la Tunisie est expliquée par l’incertitude quant à la capacité du gouvernement à mettre en place des mesures qui puissent répondre aux besoins de financement élevés.
Mais quelle est la signification de la note «Caa»? D’après les experts, les titres de dette qui sont notés «Caa» sont considérés comme affichant une mauvaise qualité de crédit et ils sont exposés à un risque de crédit très élevé. Ainsi, la note «Caa1» est interprétée comme étant à risque élevé alors que la «Caa2» traduit le passage à un stade de l’ultra spéculatif. Et à partir de la notation «Caa3», le pays est classé dans la catégorie des pays en défaut de paiement avec quelques espoirs de recouvrement. Il faut également savoir que l’échelle de Moody’s est composée de vingt notations et la Tunisie est aujourd’hui, au niveau de la 18e. Cette agence note 111 pays dans le monde et la Tunisie se trouve à la 100e place, soit à une place de la faillite.
D’après «Moody’s», «les nouveaux retards enregistrés dans la mise en place d’un nouveau programme du Fonds monétaire international éroderaient les réserves de change par le biais de prélèvements pour le paiement du service de la dette, exacerbant ainsi les risques de balance des paiements et la probabilité d’une restructuration de la dette qui entraînerait des pertes pour les créanciers du secteur de privé».
Moez Hadidane, expert en économie et en marchés financiers, explique que «la Tunisie fait face à une situation décisive avant d’atteindre la phase de non-remboursement de certains de ses engagements financiers, elle se trouve actuellement dans l’obligation d’entamer des réformes dans l’immédiat».
Le risque du recours aux «Clubs»
Pour lui, cette dégradation de la note souveraine pourrait pousser la Tunisie à recourir au «Club de Paris» pour un rééchelonnement de ses dettes et au «Club de Londres» qui réunit les créanciers privés. «Les perspectives négatives de la notation de la Tunisie reflètent une probable incapacité à honorer ses dettes sauf en cas d’ouverture de nouvelles perspectives de financement extérieur».
D’après Hadidane, «les flux d’investissements étrangers vers la Tunisie seront touchés par la note souveraine de la Tunisie, en plus de la possibilité d’une baisse du taux de change du dinar par rapport aux autres devises».
Il est à rappeler que «Moody’s» a, par ailleurs, abaissé la note de la BCT, qui est légalement la responsable des paiements sur toutes les obligations du gouvernement tunisien de Caa1 à Caa2 assortie d’une perspective négative.
Bassem Neifer, analyste financier, a expliqué que la baisse de la note souveraine de la Tunisie avec perspectives négatives par l’agence de notation «Moody’s» n’était pas aussi surprenante. «L’agence compte mettre la note de la Tunisie sous examen pour dégradation», assure l’analyste. Et de poursuivre : «la faiblesse de l’économie tunisienne, la mauvaise gouvernance et la baisse du taux de croissance étaient à l’origine de cette dégradation». Il a également fait savoir que d’autres agences de notation s’appuieront sur le rapport de Moody’s et baisseront également leurs notes ou perspectives pour la Tunisie. «En plus de perturber l’obtention des financements étrangers, tout cela aura une mauvaise influence sur les opérations d’import faites par l’Etat ou les entreprises privées», a mentionné Neifer.
Pour l’économiste et ancien ministre du Commerce, Mohsen Hassen, la dégradation de la note souveraine de la Tunisie par l’Agence de notation américaine «Moody’s» était prévisible en raison des difficultés continues rencontrées par les finances publiques tunisiennes. «Le faible taux de participation au deuxième tour des élections législatives, dimanche 29 janvier, porte préjudice à l’image de marque de la Tunisie à l’étranger. Il faut savoir que l’une des raisons ayant poussé le FMI à déprogrammer l’examen du dossier de prêt présenté par la Tunisie est le climat tendu qui marque le contexte tunisien, outre le retard mis dans l’adoption de certains textes de lois, l’absence d’un consensus national et la position de l’Ugtt concernant le programme de réformes gouvernemental. La communauté financière internationale suit de très près la situation politique en Tunisie et a sûrement pris en considération le faible taux de participation au scrutin, qui traduit une certaine instabilité politique en Tunisie», a développé Hassen.
Calmer la vie politique, une priorité absolue
L’expert économique, Ezzeddine Saidane, a aussi partagé cet avis et a déclaré que «si le pays n’est pas dans une situation politique stable avec un gouvernement fort et qui peut entreprendre les réformes nécessaires, cela affecte la notation». Pour lui, cette nouvelle notation est la dixième révision à la baisse de la note de la Tunisie depuis 2011. «En 2010, la Tunisie avait une notation BBB+ avec perspectives positives. Nous étions à un pas de la notation A», a regretté Saidane.
Selon ses propos, la principale raison de cette dégradation est l’absence d’un accord définitif avec le FMI. «La Tunisie n’a pas pu mobiliser les ressources extérieures nécessaires pour financer le budget de 2023 et le programme de réformes sur la base duquel le gouvernement est arrivé à obtenir l’accord technique avec le staff technique du FMI, le 15 octobre 2022. S’ajoute à cela la non publication, au mois de novembre dernier, du budget 2023, signé par le président de la république. La lettre d’intention n’a pas, non plus, été signée par le président».
Ezzedine Saidane a encore une fois indiqué que l’Etat risque gros suite à cette situation. «Nous n’allons pas trouver les ressources nécessaires pour couvrir ses dépenses courantes pour 2023». Il a aussi expliqué que la notation «Caa2» ne va pas permettre à la Tunisie d’accéder au marché financier international et les chances d’arriver à un accord avec le FMI deviennent encore plus faibles
A la veille de l’annonce de la notation souveraine de la Tunisie par «Moody’s», la Cheffe du gouvernement, Najla Bouden, s’est entretenu avec le directeur Général du Trésor Français, qui est également le président du «Club de Paris».
Saidane s’est interrogé si la Tunisie n’est-elle pas en train de se préparer à l’entrée au Club de Paris et au rééchelonnement de sa dette ? Pour lui, la seule lueur d’espoir peut provenir d’un sursaut pacifique pour essayer de calmer la vie politique et évoluer vers une situation plus stable, avec le gouvernement actuel ou un autre. «L’important est d’aller vers une grande opération de sauvetage et non pas de redressement de l’économie, des finances publiques et des entreprises publiques… Mais tous les signes ne nous montrent pas que nous allons vers cette logique», a déduit Saidane.
S’inspirer des expériences similaires
Pour sa part, Youssef Cherif, directeur du «Columbia Global Centers» de Tunis et doctorant en relations internationales à l’Université de Leiden aux Pays-Bas, se spécialisant dans les relations internationales du Maghreb, a assuré qu’en Tunisie, «l’aggravation de la crise économique a nourri la désillusion de citoyens qui espéraient que la démocratie serait synonyme de prospérité. Mais cette période de transition démocratique peut s’avérer riche d’enseignements, notamment si elle est mise en miroir avec l’expérience de transition latino-américaine».
Il a fait savoir qu’il existe, certes, des différences importantes entre la Tunisie et l’Amérique latine qui n’est guère une région homogène.
«Certaines particularités nationales ont rendu la transition démocratique en Tunisie plus problématique que pour les pays d’Amérique latine. En dépit de ces différences, il existe d’importantes similitudes entre la Tunisie et l’Amérique latine en ce qui concerne les caractéristiques essentielles des transitions démocratiques. On peut citer les attentes socioéconomiques exacerbées, trop souvent déçues par la détérioration des conditions économiques, les faiblesses institutionnelles profondes, y compris la fragmentation des partis politiques, la question de la corruption —souvent perçue comme incapacitante—, ainsi que les tensions entre les partis politiques et la société civile émergente, sans oublier la prévalence dangereuse de la désinformation et des théories du complot», a expliqué Cherif.
Selon lui, les gouvernements de transition doivent essayer de répondre aux attentes populaires avec des résultats rapides. Il n’existe pas de solution unique, mais il est essentiel que les gouvernements concentrent leur attention et leurs ressources sur quelques programmes à forte productivité et à forte visibilité. Mais en Tunisie, c’est surtout à la création d’institutions politiques —des mesures de transition certainement très importantes— que les élites politiques ont dédié leurs efforts, en négligeant relativement l’innovation économique et la création d’emplois. «Chaque pays doit trouver son propre équilibre entre les pouvoirs exécutif et législatif. Mais l’incapacité de la Tunisie à en trouver un qui soit viable a conduit à une instabilité et une inaction chroniques», a-t-il noté.
Youssef Cherif a insisté sur le renforcement du rôle et de l’autonomie des banques centrales et des ministères des finances. «Cela reste de la plus haute importance. Car l’expérience a montré que dans de nombreux pays d’Amérique latine qui ont réussi à mettre en place des banques centrales fortes et indépendantes, ainsi que des ministères des finances complémentaires dotés d’un personnel compétent, ces derniers ont servi de rempart contre les excès financiers, et assurent au minimum la transparence des recettes et des dépenses publiques. En Tunisie, la Banque centrale a certes gagné en autonomie, mais les ministères des finances continuent à pâtir de l’instabilité politique», expliqué le directeur du «Columbia Global Centers» de Tunis.
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