Crise de la dette en Tunisie, en Égypte et au Liban : Se serrer la ceinture ne suffit pas… !
Selon le «Carnegie Middle East Center», l’impact social et politique de l’austérité devrait entraîner davantage d’instabilité en Tunisie, en Égypte et au Liban, surtout s’il n’y a pas d’espoir de croissance économique future pour compenser les sacrifices à court terme dans ces trois pays.
Le «Carnegie Middle East Center», un institut de recherche politique indépendant basé à Beyrouth, qui fournit des analyses approfondies des problèmes politiques, socio-économiques et de sécurité auxquels sont confrontés les pays du Moyen-Orient et l’Afrique du Nord (Mena), vient de publier, fin août dernier, un nouveau rapport baptisé «La nouvelle crise de la dette au Moyen-Orient : la politique économique à la rescousse ?». L’auteur du rapport, Ishac Diwan, qui est aussi le directeur de recherche du laboratoire «Finance for Development», aborde dans ce document les crises financières qui menacent la stabilité de l’Égypte, de la Tunisie et du Liban et estime que malgré une rare convergence d’éléments favorables au changement, la réforme de l’économie restera encore politiquement difficile dans ces trois pays.
Des faiblesses économiques structurelles de longue date
Comme d’autres pays en développement, l’Égypte, la Tunisie et le Liban ont fait face à une série de chocs externes négatifs majeurs depuis 2019. Le premier a été la pandémie du Covid-19, au cours de laquelle les déficits budgétaires ont augmenté. Plus récemment, la guerre en cours entre la Russie et l’Ukraine qui a entraîné une hausse des prix internationaux du carburant et des denrées alimentaires. Dans ces trois pays, les subventions ont été augmentées pour atténuer l’impact de la guerre sur les ménages, ce qui a accru les déficits internes et externes. Après le resserrement du marché mondial du crédit en 2022, suite aux tentatives des pays riches de maîtriser l’inflation en augmentant les taux d’intérêt, l’Égypte et la Tunisie ont été exclues des marchés mondiaux de capitaux, et se trouvent maintenant en situation de détresse de la dette. Quant au Liban, il avait déjà fait défaut sur sa dette en 2020.
Dans ces trois pays, les faiblesses économiques structurelles de longue date, qui ont conduit à une série de soulèvements sociaux ayant débuté en 2011, ont donné lieu à des tensions financières croissantes qui menacent la stabilité et créent des dilemmes politiques aigus. Mais selon le document, ne pas s’adapter à cette pression croissante ne fera qu’exacerber les crises financières des pays, alors que s’adapter à cela uniquement avec l’austérité risque une crise sociale.
Face à ce diagnostic non rassurant, l’auteur estime que la réforme de l’économie est la voie la plus sage, mais cela s’avérerait politiquement difficile. «Au Liban, en Égypte et en Tunisie, la prodigalité financée par la dette avant la crise a profité à des groupes très différents : les banquiers au Liban, l’armée en Égypte et le plus grand syndicat en Tunisie. Pour élargir le gâteau économique dans chacun de ces pays, les hommes politiques favorables à la réforme doivent être en mesure de neutraliser l’opposition à la réforme et de construire une coalition en faveur du changement».
L’austérité seulement : une stratégie myope
Dans le passé, les gouvernements de l’Égypte, de la Tunisie et du Liban auraient pu simplement resserrer leur ceinture en cas de crise financière. Mais les déséquilibres sont désormais si importants qu’une austérité approfondie conduirait à une profonde récession, qui pourrait à son tour déclencher des troubles sociaux. Le moment est donc venu de lancer un effort crédible de relance nationale, par opposition aux ajustements axés uniquement sur l’austérité du type mis en œuvre dans les années 1980.
«Au Liban, la crise de la dette a entraîné un effondrement économique, social et politique. L’Égypte et la Tunisie ne sont pas dans une situation substantiellement meilleure ; avec la fin de l’afflux de capitaux, les revenus dans les deux pays chutent de manière drastique, à l’instar de ce qui s’est passé au Liban. Dans les trois pays, les revenus et la consommation ont été stimulés et les réformes ont été retardées. Et grâce à des niveaux d’emprunt extérieur insoutenablement élevés, les pays ont profité d’une décennie de crédit mondial facile et de renflouements répétés de l’Occident et du Conseil de coopération du Golfe (CCG)», précise le document.
Pour apaiser les tensions politiques à la suite des soulèvements du Printemps arabe, les gouvernements des trois pays ont adopté des politiques budgétaires expansionnistes. Cependant, même si les déficits budgétaires se sont accrus, la croissance économique a diminué. Ces deux facteurs combinés ont entraîné une augmentation du ratio de la dette publique par rapport au PIB.
En Tunisie, la dette publique est passée de 40 % du PIB en 2010, à 85 % en 2020 ; de 70 % à 95 % en Égypte ; et de 130 % à 180 % au Liban. Ces ratios de dette, extrêmement élevés par rapport aux normes mondiales, ont laissé les trois pays vulnérables à la série de chocs qui ont secoué l’économie mondiale.
À cet égard, s’appuyer uniquement sur des coupes budgétaires profondes et des hausses d’impôts pour stabiliser la dette coûterait un capital politique énorme, d’autant plus après une décennie de mauvaises performances économiques. En Égypte, en Tunisie et au Liban, la plupart des dépenses publiques servent désormais à financer les salaires des fonctionnaires, les subventions, le soutien aux entreprises publiques et les paiements d’intérêts sur la dette… Face à cela, l’impact social et politique de l’austérité devrait entraîner davantage d’instabilité, surtout s’il n’y a pas d’espoir de croissance économique future pour compenser les sacrifices à court terme.
Dans les trois pays, une grande partie de l’ajustement actuel se concentre sur le passage des subventions aux filets de sécurité. La hausse des prix du pétrole et des produits de consommation a été un choc majeur pour les pauvres. Les subventions universelles ne sont pas le meilleur moyen d’aider puisqu’elles sont fiscalement coûteuses, économiquement inefficaces et socialement injustes. Les filets de sécurité ciblés, qui visent à améliorer les conditions des plus pauvres, résolvent certains de ces problèmes. Cependant, la suppression des subventions est politiquement difficile, car elle nuit également à la classe moyenne.
Qu’en est-il de la restructuration de la dette extérieure ?
D’après Ishac Diwan, la restructuration de la dette extérieure ne soulagerait pas de manière significative le fardeau de la dette de l’un des trois pays. Une grande partie de la dette extérieure est due aux créanciers multilatéraux, qui ne renégocient pas la dette. De plus, la dette publique extérieure ne représente qu’une petite partie de la dette publique totale puisqu’une grande partie de la dette publique est domestique.
Face à cette situation, réduire la dette implique donc de répartir de lourdes pertes parmi les acteurs nationaux, un processus politique très difficile. Cela est démontré de manière frappante au Liban. Bien que le pays soit confronté à des pertes plusieurs fois supérieures à son PIB, aucune tentative n’a été faite pour réformer le système financier au cours des trois années depuis son effondrement. Des programmes du Fonds monétaire international (FMI) sont nécessaires — un programme a déjà été introduit en Égypte— mais ils doivent être adaptés à la réalité du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (Mena). Ces programmes jouent plusieurs rôles en cas de crises financières : fournir de la liquidité, déterminer l’étendue de la restructuration de la dette, imposer des conditionnalités politiques et donner l’approbation nécessaire à toutes les réformes entreprises.
Pourtant, selon les propres admissions du FMI, même si ces programmes ont contribué à stabiliser les situations financières par le passé, ils n’ont pas conduit à une croissance plus élevée. Pour atteindre la croissance souhaitée cette fois-ci, les programmes en question devraient aller au-delà de correctifs à court terme. Les crises qui touchent les trois pays ont mis en évidence comme des faiblesses majeures la rareté des bons emplois et la mauvaise qualité des services publics. Pour remédier à ces faiblesses, il faut élaborer des stratégies de renouveau national crédibles et non simplement se serrer la ceinture.
Les opportunités de croissance sont plus prometteuses qu’auparavant
Selon le rapport, les opportunités de croissance découlent en partie de l’adoption des réformes qui ont été évitées dans le passé, telles que celles qui peuvent insuffler du dynamisme au secteur privé, améliorer la mobilisation des ressources et renforcer la capacité financière de l’État. De plus, la rencontre de nouveaux défis liés à un monde en évolution peut améliorer les perspectives de croissance. Ces défis comprennent le rattrapage de la progression technologique, la prise en compte de la démondialisation et l’adaptation au changement climatique.
Le secteur privé domine désormais dans le monde arabe et a le potentiel de servir de moteur puissant de croissance. Cependant, de 2012 à 2022, l’investissement privé a chuté à des niveaux historiquement bas, passant d’environ 20 % du PIB dans les trois pays à moins de 5 % en Égypte et à moins de 10 % en Tunisie et au Liban pré-crise. Les causes en sont multiples : le déplacement des financements privés par de grands besoins budgétaires, une montée du pouvoir de monopole et un niveau élevé de risque politique.
En raison de climats d’affaires médiocres, les entreprises veulent être aussi éloignées ou aussi proches de l’État que possible. Le paysage des entreprises manque de moyennes entreprises — celles qui ont tendance à être les créateurs d’emplois les plus dynamiques dans le monde — en raison de la concurrence déloyale entre une multitude de petites entreprises informelles et quelques-unes dominantes et privilégiées. En Égypte, de telles entreprises sont alignées sur l’armée, tandis qu’en Tunisie et au Liban, elles sont liées à la classe politique au pouvoir. Un boom du secteur privé est possible dans les trois pays, mais il nécessiterait des améliorations en matière de climat des affaires, d’État de droit, de concurrence équitable et d’accès au financement.
De plus, le faible dynamisme économique a entraîné la démobilisation de la société. Les taux d’épargne dans les trois pays sont inférieurs à 10 % du PIB, soit moins d’un tiers de la moyenne mondiale. Les recettes fiscales sont faibles et les impôts sont régressifs, en partie en raison de la prolifération de l’informalité. La participation à la force de travail est également faible, en grande partie en raison de la rareté des bons emplois… Pour inverser ces tendances, il faut plus de confiance dans les institutions et dans l’avenir.
Des solutions orientées vers l’économie politique
Selon le document, les crises financières en cours permettent l’adoption de l’une des deux stratégies : réduire les déficits du secteur public ou augmenter les taux de croissance.
La première option offrirait au mieux un répit à court terme, augmentant ainsi la menace potentielle d’un cycle vicieux de déclin économique, social et politique. Étant donné que les risques de l’inaction et les gains potentiels de l’action sont plus élevés que jamais, le moment est propice au changement. Alors que la survie du régime est remise en question, les décideurs en Égypte, en Tunisie et au Liban pourraient enfin se montrer disposés à parier sur le développement. Pour ce faire, ils devraient toutefois rompre avec d’anciens alliés politiques qui risquent de perdre avec la réforme et construire de nouvelles alliances avec des groupes sociaux qui ont tout à gagner.
La comparaison avec la crise de la dette des années 1980 est utile. Dans l’ensemble du Moyen-Orient, les ajustements en réponse à cette crise n’ont pas inclus de réformes structurelles. Les services de l’État ont été réduits et les marchés ont été en partie libéralisés, mais contrairement à l’Amérique latine ou à l’Afrique, la politique est restée étroitement contrôlée et la répression a augmenté. Cela a conduit à un capitalisme de copinage incontrôlé qui n’a pas créé les bons emplois nécessaires pour employer les membres d’une génération plus éduquée. La rareté de ces emplois a finalement conduit à des explosions sociales en Égypte, en Tunisie et au Liban au cours de la décennie commençant en 2011.
L’aversion pour la réforme persiste
L’aversion pour la réforme, qui persiste à ce jour, peut être attribuée à trois causes. Premièrement, un secteur privé autonome qui a été perçu par les régimes au pouvoir comme une menace pour leur pouvoir. Deuxièmement, la crainte de l’islam politique a poussé une partie de la bourgeoisie à préférer l’autocratie à un système concurrentiel que les islamistes pourraient finir par dominer. Et troisièmement, les soutiens étrangers ont également soutenu l’autocratie de crainte de l’instabilité dans une région aux multiples défis géopolitiques.
Ces trois facteurs ont maintenant évolué de manière importante. Non seulement l’équation de la réforme économique semble plus favorable, mais l’attrait de l’autocratie s’est atténué avec l’affaiblissement de l’islam politique et la fin des guerres civiles. De plus, aucune puissance extérieure ne semble disposée à offrir un chèque en blanc à tel ou tel régime pour le soutenir ; au contraire, il y a une convergence d’intérêts parmi les puissances extérieures — craignant l’afflux de réfugiés en Europe et conscientes de la nécessité de coopérer pour lutter contre le changement climatique — pour aider la région à devenir plus durable, tant sur le plan politique qu’économique.
Cependant, il ne sera pas facile de tracer un chemin vers la croissance, compte tenu de l’opposition politique attendue. Le triple défi consiste à ouvrir la voie à une politique plus ouverte, à construire une coalition en faveur du changement et à affaiblir l’opposition. Ce dernier impératif s’avérera particulièrement difficile, car le boom du crédit de la dernière décennie a profité et renforcé certains groupes qui exercent encore une grande influence et risquent de perdre avec la réforme.
Pour le cas de la Tunisie, les obstacles politiques sont différents. Confrontée à des gouvernements de coalition largement basés et par conséquent faibles, la centrale syndicale nationale est parvenue à faire passer la masse salariale de 8 à 16 % du PIB, en plus de surendettement des entreprises publiques et de la persuasion du gouvernement à augmenter les subventions. Le défi politique consiste à réduire les dépenses publiques, à regagner la confiance des entreprises et à susciter un boom de l’investissement. La Tunisie a un grand potentiel de croissance, compte tenu de sa grande base industrielle, et peut s’attendre à un fort soutien de l’UE pour les réformes, y compris l’investissement direct. Mais en l’absence d’un gouvernement crédible qui peut répartir équitablement la charge de l’ajustement et se lancer dans une nouvelle phase de croissance, la centrale syndicale n’acceptera pas de subir des pertes seule. Politiquement, la seule issue semble résider dans une élection présidentielle réussie, éventuellement anticipée si l’économie s’effondre avant 2024, et dans la mise en place d’un ensemble de réformes économiques décisives qui stabiliserait l’économie et susciterait une reprise rapide.
Pour conclure, le document estime que la protection des privilèges, la corruption, les monopoles, ainsi que la peur du changement, doivent être remplacés par l’inclusion et la concurrence équitable, ce qui libérerait la créativité et les efforts individuels. À cet égard, les réformes économiques et politiques amélioreraient la confiance dans les institutions et dans l’avenir, faciliteraient la mobilisation de l’action collective et jetteraient les bases d’une coalition déterminée à provoquer un changement plus profond.
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