Culture

«Ashkal» de Youssef Chebbi et «Harka» de Lotfi Nathan : Quand la fiction se joue avec l’acte de l’auto-immolation

 

A part quelques films documentaires, le thème de l’immolation par le feu n’a pas été traité par la fiction, hormis le court-métrage «Sans plomb» de Sami Tlili en 2006. Ce n’est que plus d’une dizaine d’années plus tard que nous avons assisté à deux films «Ashkal» de Youssef Chebbi et «Harka» de Lotfi Nathan qui traitent le thème en question, heureusement sans tomber dans les clichés et de manière très intelligente.

«Ashkal» et «Harka» sont deux films différents dans leur genre, le premier est un thriller stylisé et le second est un drame social. Leur point commun c’est l’introduction de «l’automise en feu» dans leur écriture cinématographique. Dans «Harka», le réalisateur décrit la lente descente aux enfers de ce jeune Tunisien désespéré qui finit par s’immoler devant le siège du gouvernorat. Une immolation qui n’attirait même pas le regard des passants. L’acte au début courageux, qui faisait de ses auteurs des icônes, est aujourd’hui banal ! C’est peut-être aussi la force que donne le recul au cinéma… Un film tourné à chaud, juste après le suicide de Bouazizi, n’aurait pas donné à son réalisateur assez de distance.

«Ashkal» de Youssef Chebbi«Harka» de Lotfi Nathan

Dans «Ashkal», le réalisateur construit son intrigue policière autour de l’immolation mais il l’utilise aussi comme élément d’écriture visuelle. Dans une interview qu’il nous a accordée, Youssef Chebbi disait : «Cela dit, il n’y a pas que la dimension politique et sociale dans cet acte terrible. Il y a aussi une dimension spirituelle, mystique et aussi religieuse. Du coup, je me suis rendu compte que le feu pouvait être une matière pour l’écriture et l’image. Autrement dit, c’était un choix esthétique où le feu viendrait contraster avec la minéralité du béton de ces bâtiments en construction. A l’aspect rectiligne des fenêtres et des bâtiments, il oppose son aspect fougueux, follet et insaisissable. Je considère également qu’une personne qui s’immole est une personne qui perd son identité et son identification, ce qui pourrait être relié à une certaine représentation du sacré. (…) Sincèrement, dans notre société, s’immoler par le feu ne veut plus rien dire. C’est une image qui s’est banalisée. Au début, celui qui s’immole était un martyr, on le sanctifiait quelque part. Aujourd’hui, il est considéré comme un élément perturbateur de la fameuse transition politique et démocratique. D’ailleurs, personne ne fait plus attention à ce phénomène.

Donia Remili, doctorante en psychologie sociale, écrit dans une recherche intitulée «Suicide par auto-immolation et perceptions religieuses des chômeurs tunisiens. Quand l’interdit devient permis» publiée dans l’ouvrage collectif «Le suicide en Tunisie aujourd’hui». «Cette “mode” a été lancée par les gestes médiatisés des moines tibétains qui ont été copiés en 1963 par le Bonze Tich Quang Duc qui s’est immolé par le feu à Saigon pour protester contre le régime en place, puis ce fut le tour en 1969 de Jan Palack, un Tchécoslovaque, qui s’immola par le feu pour devenir plus tard une icône du printemps de Prague. Et ce n’est qu’en décembre 2010 que cette mode revint à la une des infos avec le suicide par auto-immolation de Mohamed Bouazizi qui, par cet acte, a gagné le «titre» de déclencheur du «printemps arabe». Pourquoi le retour à l’auto-immolation après plus d’un demi-siècle d’absence? Pourquoi cela s’est déclenché dans un pays musulman où l’acte du suicide est interdit par l’Islam qui considère que Dieu donne la vie et Dieu seul peut décider quand la reprendre ?. L’étude de la chercheuse peut apporter des éclairages dans ce sens.

Élément d’écriture où l’aboutissement d’un parcours d’un antihéros vaincu par le désespoir et l’injustice, le cinéma à travers ces deux films a dit son mot : le suicide par auto-immolation n’est plus un acte politique ou héroïque, bien au contraire, ce n’est plus qu’une information de bas de page écrite en un filet fin.

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