Andrew Graham, chorégraphe et metteur en scène, à La Presse : «Lines est un moment de réunion entre différentes personnes de la ville»
La 9e édition du festival Dream City — abritée par l’association l’Art Rue — qui se tient du 22 septembre au 8 octobre, a programmé à sa réouverture, ce jeudi 21 septembre, le spectacle de danse inclusive «Lines» du chorégraphe et metteur en scène franco-britannique Andrew Graham. Avec une déambulation qui a démarré depuis le Théâtre municipal de Tunis jusqu’au stade d’El Hafsia, ce spectacle est une occasion pour repenser et remettre en question un ensemble de questions, telles que «l’accessibilité», «l’art inclusif», «la mobilité» et «la création». Nous rapprochant encore plus de sa philosophie, Andrew Graham a accordé à La Presse une interview.
D’où est venue l’idée de «Lines» ?
La section «Art & Education» de l’Art Rue m’a invité, auparavant, à animer des ateliers avec des enfants âgés entre 6 et 16 ans et pendant deux semaines, plein de choses particulières se sont passées. J’avais insisté que ces ateliers soient accessibles aux enfants en situation de handicap, de par mon parcours et mon intérêt à la question d’accessibilité qui a toujours été au cœur de mon travail. A cette occasion, pas mal de besoins ont été exprimés par les mamans, qui étaient présentes et qui avaient passé assez de temps ensemble à discuter et à se soutenir psychologiquement et à même se donner des astuces comme «où ces enfants peuvent aller prendre des cours artistiques?». Elles ont surtout exprimé leur sentiment de solitude et il y avait même une maman qui avait dit que le salaire qu’elle touchait elle le dépensait pour la garde de son fils autiste.
Pas mal d’injustices ont été révélées à travers ces discussions, et j’avais vraiment cette envie de soulever la question d’accessibilité à Tunis, qui est une question importante à aborder en termes d’éducation, d’accès à une éducation artistique, et tout simplement d’accès au centre-ville, avec cette urbanisation «catastrophique». Je me permets de dire ça, parce que cela fait maintenant deux ans que je passe du temps à Tunis, et je rappelle les propos des mamans qui estiment que c’est presque dangereux pour leurs enfants de se déplacer en ville, surtout pour les non-voyants. Par exemple, un des danseurs du spectacle, Louay, qui est sourd-muet, s’est fait renverser par une moto en sortant des répétitions. Il y a une certaine violence dans comment se vit la ville et comment elle est construite.
«Lines» traite ces questions-là, d’abord pour visibiliser ces problématiques mais aussi pour représenter un moment de réunion pour différentes personnes de la ville, qui ne se rencontrent forcément pas dans leur quotidien. Il y a des gens issus du quartier de Ben Arous, d’autres de la banlieue Nord, du Bardo, de la Médina… Le spectacle représente aussi différentes classes sociales et beaucoup de gens différents de la ville qui se retrouvent autour d’une création pour passer du temps ensemble et imaginer de nouvelles possibilités d’être ensemble.
De quoi se compose l’équipe de «Lines» et de combien de danseurs ?
Il y a 15 danseurs en tout. Et il y a Tom Egoumenides qui a mis en place toute une scénographie et un théâtre à partir de tonnes de vêtements qu’il a recyclés, en s’inspirant de «La Hafsia». Il y a aussi Milène Tournier que j’ai invitée pour qu’elle réfléchisse avec moi sur comment rendre accessible le spectacle de danse à des spectateurs malvoyants. Avec elle, nous avons réfléchi sur «quel rôle la poésie peut jouer dans la description ?» et «qu’est-ce que l’information pure peut apporter dans la description d’un spectacle ?». Ce sont des éléments qui ont été investigués à un moment donné, et qu’on retrouve dans le spectacle implicitement. Nous avons également réfléchi ensemble sur la langue des signes, comment on passe de la langue des signes — qui est très codifiée — à une danse, et aussi à ce que le chant peut apporter de poétique à un texte, à une danse et à une émotion.
J’ai également invité le compositeur tunisien Benjemy, surtout qu’il réunit des sons très actuels avec d’autres anciens, tunisiens, qui parlent à différentes générations. Je pense que c’est dans la musique, la scénographie ou dans la poésie et la chorégraphie, que tout a été fait pour que ce soit imaginé pour plein de personnes de cette ville.
Le choix des danseurs s’est fait sur quelle base ?
Le choix des danseurs s’est déjà fait avec ceux qui sont restés depuis les ateliers que j’ai animés avec l’Art Rue, dont des mamans et leurs enfants, des gens qui ont exprimé le besoin de poursuivre des projets autour de la mixité et de l’inclusion et aussi qui se sentaient faire partie d’un projet sur le long terme. La disponibilité est quand même un critère particulier. Le besoin de fabriquer de nouvelles choses était aussi important. Et dans l’équipe il y a aussi des pédagogues professionnels, des chanteurs et des danseurs que j’ai invités pour la bonne conception du spectacle, c’est certainement un projet social mais avant tout c’est un spectacle et un projet artistique, qui va répondre à des besoins sociaux. C’est un moment de magie qu’on n’a pas l’habitude de vivre et c’est ce que j’essaie d’instaurer à travers ce spectacle.
Vous mettez l’accent sur l’approche pédagogique dans ce spectacle ?
Je ne suis pas pédagogue de formation, c’est une approche que j’ai appréhendée à travers mes expériences. J’ai fait appel à des pédagogues professionnels et notamment à Saloua Ben Salah, une grande pédagogue de la musique et du chant et à Sondos Belhassan, une immense comédienne et danseuse.
Faire appel à des pédagogues était également important pour assurer une certaine continuité après ce projet. Il y a quand même quelque chose d’extraordinaire qui est possible à travers cette création, c’est qu’on peut faire des choses qu’on n’a pas l’habitude de faire et cela permet de créer de nouvelles choses. La question de la «continuité» y est soulevée aussi. Je me dis, même si on fait un spectacle et que le projet s’arrête, un réseau de personnes qui peuvent se soutenir pourra être instauré après, il y aura des enfants qui pourront continuer à aller prendre des cours de chant et de danse avec peut-être ces pédagogues et de créer plus de possibilités. J’espère vraiment qu’il y aura une continuité après et je serai le premier à soutenir d’autres projets. C’est difficile d’espérer que le même projet rexiste, le but c’est qu’il y aura d’autres créations.
Dans «Lines», la diversité des corps est très visible. La chorégraphie a-t-elle été conçue pour ces corps ou est-ce corps qui se sont adaptés à la chorégraphie ?
La chorégraphie a été conçue avec et pour ces personnes. C’est difficile de dire «moi avec mon corps je peux créer telle et telle chorégraphie et ensuite toi avec ton corps tu vas faire le même mouvement». Nous n’avons pas du tout les mêmes expériences, nous n’avons pas du tout la même compréhension, le même mouvement et le même ressenti des choses, nous avons certainement des choses en commun mais ce n’est pas tout. L’idée est de dire que maintenant nous allons partir du même principe et chacun écrit sa propre chorégraphie. Les danseurs sont aussi chorégraphes, dans la mesure où ils traduisent leurs phrases personnelles et celles du groupe. Je suis chorégraphe aussi, mais avec en plus un point de vue d’un metteur en scène. Je m’intéresse aux mouvements dans une écriture plus globale. Les danseurs travaillent dans les détails, moi je les accompagne là-dedans.
Vous éjectez complètement la notion «d’art thérapie» et de l’aspect «caritatif» à travers votre création. Comment définissez-vous «Lines» ?
«Lines» est un spectacle inclusif, c’est-à-dire qui est conçu avec des personnes, avec tous leurs besoins et leurs imaginaires. Ce ne sont pas des gens qui vont traduire purement et simplement ce que moi j’ai dans la tête, c’est plutôt une collaboration entre moi et les danseurs. Et tout le monde travaille comme des «artistes», même s’ils ne le sont pas «professionnellement», que ce soit pour les enfants, les personnes âgées ou les mamans. Cette approche crée non seulement un challenge pour l’ensemble de mes collaborateurs mais également de nouveaux rapports dans leurs familles. Il y a un grand amalgame avec la question de «l’art thérapie», je trouve que c’est assez insultant de dire à chaque fois il y a des personnes à mobilité réduite dans un projet, c’est de «l’art thérapie». Non, ce n’est pas le cas, personne n’a besoin de se faire soigner à ce moment présent, les gens sont là pour s’exprimer et pour créer. Le spectacle n’est pas conçu pour faire soigner des gens, ni pour les moraliser non plus. Nous sommes là pour vraiment réfléchir et collaborer avec toutes nos différences.
Qui peut danser ?
A partir du moment où on sort du mouvement quotidien, juste avec le fait de tordre un peu la tête, et à partir du moment où on met le corps dans une autre position que celle d’habitude, ça devient rapidement de la danse.
Et même avant ça, à partir du moment où il y a un rapport existentiel au mouvement, ou un rapport de réflexion et d’écriture, c’est déjà une danse.
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