Agriculture: Un retour aux semences ancestrales peut-il atténuer la crise des céréales ?
Après leur entrée en force en 1999, grâce à l’adoption d’une nouvelle loi relative à l’agriculture biologique, les semences hybrides font face à la résurrection des graines ancestrales qui ont longtemps fait le bonheur des foyer tunisiens. Quelques agriculteurs, des agronomes autodidactes, tentent aujourd’hui de sortir d’une «clandestinité» imposée en catimini par cette loi et de faire entendre leur voix, estimant qu’un retour aux sources pourrait pallier la crise des céréales persistante générée par des facteurs endogènes et exogènes.
Parmi ces agriculteurs, Hassen Chtioui, qui a pu réintroduire 100 variétés de blé et d’orge tunisiens et inventer un nouveau concept de la «maison verte» orientée totalement vers les produits du terroir qui se passe des produits alimentaires commercialisés à des prix élevés. L’expérience mérite d’être vécue à condition d’être en mesure d’adapter un savoir-faire transmis par les aïeux à la conjoncture actuelle. «L’agriculture s’apprend surtout sur le terrain et l’expérience est beaucoup plus nécessaire que les diplômes pour faire avancer le secteur des produits céréaliers», nous confie-t-il, sans dissimuler ses regrets quant au refus des autorités de tutelle de lui accorder l’intérêt que lui portent actuellement des parties étrangères (Suisse, Mauritanie, USA, Canada, Jordanie, Egypte, Qatar, les Émirats arabes unis, Arabie Saoudite) qui sont entrées en contact avec lui dans le but soit de concevoir des projets avec lui, soit de produire des documentaires se rapportant à ses activités.
Une loi qui a mis en danger notre sécurité alimentaire
Face au réchauffement climatique qui a lourdement impacté la production agricole ces dernières années dans notre pays, ainsi que la guerre en Ukraine, qui compte parmi les premiers exportateurs de blé tendre vers la Tunisie avec un taux estimé à 49% en 2022, Hassen a entamé un travail aussi audacieux que novateur qui prend en compte les expériences de ces aïeux qui ont fait les beaux jours de l’agriculture tunisienne, notamment dans le domaine de la culture des céréales. Un retour aux sources pour ainsi dire qui pourrait constituer l’une des solutions pour sortir de la situation de crise actuelle, selon ses dires.
Actuellement, notre agriculteur originaire de la région de Ouerdanine du Sahel tunisien et qui est âgé d’une soixantaine d’années, est en train de réaliser d’excellents résultats. Il a pu redonner vie à des semences ancestrales mieux adaptées à la qualité de notre sol et aux changements climatiques. Elles produisent des graines récupérables. Plus d’une centaine de variétés d’orge et de blé dur, dont le blé mahmoudi, blé aile d’hirondelle, orge Bousatrine, orge mauve du Prophète.
Parmi les raisons qui ont conduit à cette situation, Hassen Chtioui cite la loi n° 99-30 du 5 avril 1999 relative à l’agriculture biologique, qui a nettement favorisé l’agriculture biologique et mis en danger notre sécurité alimentaire puisqu’elle a soutenu l’importation de graines à germer aux dépens de la production locale. La majorité de nos graines, pourtant d’excellente qualité, ont été jetées aux oubliettes. Pire, elles ne sont pas autorisées aujourd’hui à être commercialisées. En effet, l’article 2 de cette loi dispose qu’on entend par commercialisation «la détention, la mise en vente, la vente, la livraison gratuite…». Une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes.
Cette loi joue un rôle stratégique dans la protection de l’agriculture biologique, regrette-t-il, ajoutant que même la Banque nationale des gènes refuse de les assister sur le plan de l’inscription au catalogue officiel des variétés végétales et ne fait donc qu’appuyer la loi précitée. Notre interlocuteur trouve par ailleurs bizarre que cette institution ne soit pas sous la tutelle du ministère de l’Agriculture.
Un contrôle sur les semences autochtones !
Pour contourner un tant soit peu cette loi, notre agriculteur a eu recours à la certification bio de certains de ses produits pour pouvoir subsister, se conformant ainsi au cahier des charges. Ses produits sont soumis à un contrôle périodique de la part du ministère de l’Agriculture.
Pour ce qui est des variétés de blé et d’orge sur lesquelles il a travaillé, il explique que le stress hydrique qui s’est installé ces dernières années sous l’effet des changements climatiques poussé à revoir le mode opératoire de la culture des céréales pour doubler la production et a ainsi réussi dans sa nouvelle démarche tout en tenant compte de la sécheresse du sol. Je suis un agronome autodidacte qui n’a pas de diplômes, insiste-t-il à dire.
Au fait, d’autres agriculteurs se trouvent dans la même situation vécue par Hassen Chtioui et qui sont en quelque sorte victimes de la loi de 1999. Ces derniers ont toujours recours aux graines ancestrales. Les autorités préfèrent venir en aide à une agriculture extrêmement consommatrice d’eau au moment où notre pays se trouve en dessous du seuil du stress hydrique. Elles favorisent les semences hybrides aux dépens des semences autochtones sur lesquelles elles exercent un contrôle de manière indirecte.
Des lobbies dans la chaîne de distribution
L’Etat, et plus particulièrement l’Office des céréales, a depuis longtemps détenu le monopole du blé (stockage et distribution). Il jouait un rôle logistique central et primordial dans le système céréalier dans le pays, mais malheureusement, il a cédé la place à des collecteurs privés et des sociétés mutuelles qui se sont chargés d’assurer ces tâches au profit de l’Office du commerce moyennant différentes primes. En 2005, la possibilité d’accès de nouveaux promoteurs privés directement en tant que mandataires de l’Office aux activités liées à la collecte des céréales a enfoncé le clou malgré la marge de manœuvre laissée à l’Office puisqu’il a préservé son rôle dans le stockage et la vente quantités de céréales collectées. Certains lobbies ont depuis profité de cette aubaine pour mettre la main sur tout le système de commercialisation, souligne notre interlocuteur, ce qui explique la montée de la spéculation dans ce secteur, notamment ces dernières années avec la guerre en Ukraine.
Hassen Chtioui, qui dispose d’une terre agricole de 14 hectares à El Fejja à Borj-El-Amri, et de 22 hectares à Ain Asker à Zaghouan, et d’autres lots de terre à Enfidha et Kairouan, espère, comme d’ailleurs d’autres agriculteurs, que les autorités de tutelle se retourneront vers les semences autochtones et miseront sur les produits du terroir car en fin de compte, la loi 99 et l’intégration du privé dans la chaîne de distribution ont considérablement profité aux industriels et à des hommes d’affaires qui constituent aujourd’hui des lobbies aussi bien sur le plan national qu’international. C’est l’agriculture paysanne qui a été défavorisée depuis la fin des années 90.
Un secteur fragile
Notre pays demeure un importateur chronique de céréales. La production locale de blé couvre en moyenne environ 30% de l’offre intérieure, mais les quantités importées peuvent augmenter sensiblement pendant les années sèches, indique la Fao. Pour la saison 2024, il devra importer 1,1 million de tonnes de blé tendre, 1,1 million de tonnes de blé dur, 0,8 million de tonnes d’orge et 0,85 million de tonnes de grains de maïs pour répondre à ses besoins croissants en céréales. Les déficits pluviométriques généralisés constatés pour la deuxième année consécutive en Afrique du Nord nuisent aux perspectives de rendement du blé pour 2024 en Algérie et en Tunisie, ainsi qu’au Maroc, ajoute la même source.
D’après certaines études élaborées sous l’égide de la Fao, «le secteur céréalier demeure fragile en raison de sa dépendance du marché mondial qui connaît une fluctuation et une volatilité croissantes des prix, sous l’effet des changements climatiques, des bouleversements politiques et économiques des pays, de la croissance démographique et économique mondiale et de l’expansion de la demandes.
En 2023, le total d’importation des céréales (blé dur, blé tendre, orge) s’est élevé à 2.538.656 tonnes contre 1.079.029.600 tonnes en 2022 et 2.632.429 tonnes en 2021, selon les statistiques publiées par l’Office des céréales.
Le retour aux semences autochtones constituerait-il la solution? Quoi qu’il en soit, la culture de plantes génétiquement modifiées dans les pays en développement a été remise en question ces dernières années par les experts. La consultation mondiale autour de l’intérêt d’une évaluation des sciences et des technologies agricoles dans leur contribution à la réalisation des Objectifs du millénaire pour le développement, organisée sous l’égide de la Banque mondiale, a fini par lancer un appel aux gouvernements et aux agences internationales pour rediriger et augmenter le financement d’une révolution agricole véritablement agro-écologique.
Cet appel souligne la nécessité d’abandonner l’agriculture industrielle destructrice et dépendante des produits chimiques au profit de méthodes d’agriculture modernes qui favorisent la biodiversité et dont peuvent bénéficier les communautés locales. De plus grandes quantités d’aliments de meilleure qualité peuvent être produites sans détruire le mode de vie rural. Des méthodes locales respectueuses de la société et de l’environnement sont la solution. Le génie génétique n’est pas une solution à l’explosion des prix des aliments, à la faim et à la pauvreté».
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