Sociétés communautaires : L’autre voie pour redessiner le développement local

Face aux disparités régionales et aux besoins de développement inclusif, la Tunisie mise sur une nouvelle dynamique économique : les sociétés communautaires. Créées en 2022, ces structures fondées sur la participation citoyenne et la solidarité visent à valoriser les ressources locales, à créer des emplois et à renforcer la cohésion sociale. Entre potentiel de transformation et défis structurels, elles s’imposent peu à peu comme un levier stratégique du développement durable.
La Presse — Face aux défis économiques persistants, la Tunisie explore de nouvelles approches pour enrichir son modèle de développement. Depuis 2022, une forme d’organisation économique originale gagne progressivement en visibilité : les sociétés communautaires. Celles-ci se présentent comme une alternative complémentaire aux schémas d’investissement classiques, avec un potentiel prometteur pour soutenir les dynamiques locales. Bien qu’encore en phase de déploiement, elles suscitent un intérêt croissant.
Mohamed Adem Mokrani, avocat en droit des affaires et spécialiste en finance alternative et en économie sociale et solidaire, affirme que « les sociétés communautaires jouent un rôle économique essentiel dans les régions marginalisées de Tunisie, favorisant une croissance à la fois inclusive et durable ».
Les citoyens, aussi, acteurs économiques
Instituées par le décret n°15-2022, elles s’inscrivent dans une stratégie nationale visant à réduire les inégalités régionales et à promouvoir un développement équitable. «Fondées sur des principes de gouvernance participative et de solidarité», ajoute-t-il, « ces entités permettent aux citoyens de devenir des acteurs économiques à part entière, en particulier dans des zones longtemps négligées par les politiques de développement traditionnelles ». Leur impact se manifeste notamment par la création d’emplois locaux, la valorisation des ressources endogènes et la stimulation de l’entrepreneuriat collectif. En mobilisant les compétences et savoir-faire locaux, ces sociétés contribuent à dynamiser l’économie régionale tout en renforçant le tissu social.
«Elles offrent également une alternative au modèle économique dominant, en mettant l’accent sur une répartition équitable des richesses et la durabilité des projets », précise Mokrani. Pour soutenir leur développement, l’Etat tunisien a mis en place diverses mesures incitatives, telles que des lignes de financement dédiées, des subventions et des allègements fiscaux. Des institutions financières, comme la Banque tunisienne de solidarité (BTS), ont également été mobilisées pour faciliter l’accès au crédit. Par ailleurs, des réformes législatives sont en cours afin d’adapter le cadre juridique aux spécificités de ces structures et lever les obstacles administratifs qui freinent leur essor.
En somme, les sociétés communautaires représentent un levier stratégique pour le développement économique des régions marginalisées en Tunisie. En favorisant l’inclusion sociale et en promouvant des modèles économiques durables, elles contribuent à construire une économie plus résiliente et équitable, en phase avec les aspirations des populations locales. Mokrani souligne que « bien que ces structures soient porteuses d’un potentiel prometteur pour le développement local et l’inclusion économique, les sociétés communautaires en Tunisie se heurtent à plusieurs obstacles d’ordre financier, juridique et administratif ».
Des freins à surmonter
Sur le plan financier, elles rencontrent des difficultés d’accès au crédit similaires à celles des petites et moyennes entreprises (PME). « Bien que la loi de finances 2024 ait prévu une augmentation de 20 millions de dinars de la ligne de crédit auprès de la BTS, les montants alloués restent insuffisants face aux besoins croissants », affirme-t-il. En 2023, seules 15 sociétés ont pu bénéficier d’un financement avec un budget de 4 millions de dinars, limitant ainsi leur capacité à investir et à se développer. « De plus, bien que le secteur bancaire ait été sollicité, les conditions d’octroi de crédit demeurent strictes, nécessitant des garanties que ces structures émergentes peinent souvent à fournir », ajoute-t-il.
Sur le plan juridique, la législation actuelle constitue un frein à la création et au bon fonctionnement de ces entités. Hasna Jiballah, secrétaire d’Etat chargée des sociétés communautaires, reconnaît que « les textes en vigueur ne sont pas adaptés à l’émergence de ces structures, et qu’un travail est en cours pour rendre l’écosystème d’investissement plus inclusif ». Cette inadéquation génère une insécurité juridique, dissuade les initiatives locales et complique la gestion quotidienne des sociétés existantes.Administrativement, les sociétés communautaires sont confrontées à une lourdeur bureaucratique qui freine leur mise en œuvre et leur croissance. « Les procédures nécessaires à l’obtention des autorisations, telles que l’utilisation des terres domaniales pour des projets agricoles ou les permis d’activités dans les secteurs du transport et des énergies renouvelables, sont complexes et chronophages », explique Mokrani. Cette complexité administrative retarde la réalisation des projets et décourage les initiatives locales.
Afin de favoriser l’essor de ces structures, plusieurs réformes s’imposent. « Il est indispensable de simplifier les procédures administratives, notamment en instaurant un guichet unique dédié, permettant la centralisation et l’accélération des démarches », propose Mokrani. « Sur le plan juridique, une révision des textes est essentielle pour créer un cadre adapté aux spécificités des sociétés communautaires, en clarifiant leur statut et en facilitant leur gouvernance ». D’un point de vue financier, « il est crucial d’élargir les mécanismes de financement, en renforçant les partenariats avec les institutions financières et en mettant en place des fonds dédiés », ajoute-t-il.
Le développement du financement participatif (crowdfunding) constitue également une piste prometteuse, « à condition de réformer la loi n°2020-37 du 6 août 2020 pour en faciliter l’accès à ces structures». Par ailleurs, « la mise en place d’un accompagnement technique et d’un encadrement adapté renforcerait les capacités des acteurs locaux et garantirait la viabilité des projets », conclut-il. Selon lui, « les sociétés communautaires en Tunisie ont le potentiel de s’intégrer aux chaînes de valeur nationales et africaines, devenant ainsi des acteurs économiques compétitifs tout en respectant les principes du développement durable». En mobilisant les ressources locales et en favorisant la participation citoyenne, « elles peuvent contribuer à la transformation économique des régions marginalisées ».
La Tunisie dispose d’avantages comparatifs dans plusieurs secteurs : les produits de la pêche, les textiles, les produits chimiques, les denrées alimentaires (notamment les dattes et l’huile d’olive) ou encore les conducteurs électriques. «En capitalisant sur ces atouts, les sociétés communautaires peuvent s’insérer dans les chaînes de valeur existantes, en particulier dans les filières agricoles et agroalimentaires, en valorisant les produits locaux, tout en répondant aux normes de qualité exigées », explique Mokrani. L’intégration régionale, notamment à travers la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf), offre des perspectives supplémentaires.
«En facilitant le commerce intra-africain et en harmonisant les réglementations, la Zlecaf peut permettre aux sociétés communautaires de développer des partenariats transfrontaliers, d’accéder à de nouveaux marchés et de participer à des chaînes de valeur régionales », détaille-t-il. Pour réussir cette intégration, il est essentiel de renforcer les capacités techniques et managériales des sociétés communautaires, d’améliorer leur accès au financement, y compris via le financement participatif, et de simplifier les procédures administratives.
« Des initiatives comme la création d’une plateforme numérique dédiée ou d’une bourse spécifique visent à favoriser leur développement et leur intégration dans les chaînes de valeur», affirme Mokrani. En adoptant des pratiques durables, telles que l’agriculture biologique, le recours aux énergies renouvelables ou la gestion responsable des ressources naturelles, les sociétés communautaires peuvent non seulement satisfaire aux exigences des marchés internationaux, mais également contribuer à la réalisation des Objectifs de Développement Durable (ODD). « Elles sont ainsi en mesure de jouer un rôle déterminant dans la promotion d’une croissance inclusive et durable, tant au niveau national que régional », conclut Mohamed Adem Mokrani.