« Ragouj-le spectacle » de Abdelhamid Bouchnak de la télé à la scène : L’art et le savoir-faire de l’adaptation vivante

Ragouj-le spectacle sera sur scène pour les festivals d’été, il clôturera le festival de Dougga. Fort du succès du feuilleton en deux saisons, la réussite commerciale est quasi garantie, mais l’entreprise est lourde et le défi est immense. Tous les ingrédients sont là : musique, personnages, univers, adhésion du public. Reste le coup de baguette magique qui transformera l’écran en spectacle vivant.
La Presse — Lorsque Ragouj, dernier-né d’Abdelhamid Bouchnak, s’apprête à fouler les planches pour les festivals d’été, l’événement semble désormais familier : après «Nouba Ochaq Eddenya», le réalisateur tunisien prolonge ses univers télévisuels sur scène. Mais cette démarche, qui pourrait paraître naturelle, voire mécanique, cache en réalité un travail d’adaptation complexe, exigeant, voire de l’ordre de la réécriture.
Transformer un feuilleton de plusieurs épisodes — souvent 20 à 30 — en un spectacle scénique d’une heure et demie à deux heures impose une refonte en profondeur, un changement de langage, de rythme, de souffle.
La série, par essence, s’étire. Elle prend son temps pour planter les décors, développer les personnages, installer les intrigues secondaires. Elle joue sur la durée, la fragmentation, les ellipses. Elle peut se permettre des détours, des silences, des répétitions. À l’inverse, le théâtre — surtout dans le format festivalier — impose la condensation, une nouvelle grammaire est de rigueur car le temps est compté, l’attention du spectateur concentrée, et l’espace scénique ne peut supporter que l’essentiel.
Ce fut le cas pour «Nouba Ochaq Eddenya» à Carthage, le spectacle s’est étiré en longueur voulant rendre au public la majorité des événements et rebondissements du feuilleton (présenté à la télé sur 2 saisons), ce dernier déjà familier avec les personnages et les actions s’est retrouvé face à de la redondance.
Et c’est là que réside tout l’enjeu de «Ragouj» version scénique: comment traduire une œuvre sérielle, aux ramifications multiples, en une forme scénique qui tienne dans un souffle de deux heures? Comment garder l’âme de l’histoire, sa chair émotionnelle, tout en retranchant les branches superflues ? Le travail devient celui d’un sculpteur : élaguer, resserrer, trancher, sans trahir. Voire sacrifier certains faits ou personnages. L’histoire de «Ragouj» est bien connue par le public, les répliques de ses personnages sont devenues «trend», sa musique est un univers sonore reconnaissable parmi mille… Que va donc pouvoir offrir Bouchnak pour le public des festivals ?
Fort par sa première expérience et de la critique qu’il a dû prendre en considération, Abdelhamid Bouchnak, dans ce processus, ne va pas se contenter de «résumer» son feuilleton. Un exercice qu’il ne pourra pas réussir et il risque l’éparpillement. Il se doit d’en extraire le cœur dramatique, et d’identifier les tensions fondamentales, les scènes-clés, les nœuds symboliques.
Le spectacle n’est pas un résumé du feuilleton, c’est une réécriture à part entière, souvent plus épurée, plus dense, plus corporelle et surtout arriver à créer de l’émerveillement, de la surprise et de l’étonnement tout en jouant sur les bases déjà instaurées avec le feuilleton.
Concentrer la narration autour de quelques figures porteuses, donner à voir et à rêver car le théâtre permet de donner à ces éléments une intensité nouvelle, une charge poétique que la télévision, parfois, dilue dans la longueur.
L’autre transformation majeure, c’est celle du langage visuel. À l’écran, Bouchnak travaille beaucoup l’image: cadrages stylisés, atmosphères sombres, montage rythmé. Sur scène, tout repose sur les corps, les voix, la lumière et le son en direct. Il faut donc repenser chaque scène : comment rendre visible une émotion, un flashback, une tension sans recours au montage ? Comment faire exister un espace mental ou symbolique avec les moyens du plateau ? Comment rendre les personnages proches et construire une intimité sans les techniques de l’image ?
Cela nécessite une véritable réécriture scénique, un travail d’adaptation du rythme et du dialogue, mais aussi de la scénographie. Le théâtre ne peut pas «montrer » comme le fait la caméra, mais il peut «faire sentir» d’une autre manière, plus immédiate, plus viscérale. Bouchnak semble en avoir pleinement conscience, et c’est ce que nous attendons de «Ragouj».
Quant à la musique, elle est la meilleure alliée pour ce projet, elle joue le rôle de facilitateur
Du passage de l’écran à la scène. Elle assure les transitions, annonce les événements et accompagne les personnages. Les thèmes musicaux s’associent à un code qui construit une image mentale et que le public saisit et s’approprie. Le théâtre devient un espace de rituel, de cérémonie, où les sons, les chants, les danses jouent le rôle de liant narratif.
La musique permet de traverser les ellipses, de condenser les émotions, de maintenir un fil sensoriel. Elle devient une colonne vertébrale sur laquelle viennent s’articuler les scènes, les voix, les silences. Dans ce contexte, le spectacle ne sera pas une simple adaptation, mais une recomposition sensible.
Il active la mémoire des spectateurs ayant vu la série, tout en permettant une lecture autonome pour ceux qui découvrent l’histoire en direct. C’est une double adresse que Bouchnak se doit de maîtriser subtilement. Enfin, ce travail d’adaptation témoigne d’une volonté profonde: celle de faire circuler tout un imaginaire autrement.
En amenant des univers sériels sur scène, Bouchnak brouille les frontières entre télévision populaire et théâtre. Il crée une passerelle entre publics, entre formes, entre mémoires. Il invite à regarder autrement ce que l’on croyait connaître. Cette hybridité fait figure d’exemple.
Car l’innovation ne vient pas seulement des idées nouvelles, mais aussi de la capacité à transformer les formes existantes, à les faire dialoguer, à les faire vivre autrement.
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