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Pourquoi intégrer l'éducation aux médias est crucial en Tunisie ?

Les vingt premières années du XXIe siècle ont vu s’installer, selon le sociologue Gérald Bronner, « une dérégulation massive d’un marché cognitif que l’on peut aussi appeler le marché des idées ». 

Dans L’Apocalypse cognitive (2021), il souligne que jamais l’esprit humain n’a été confronté à une telle quantité d’informations, accessibles instantanément, sans hiérarchie claire. Dans ce paysage saturé où vérité, opinions, émotions et manipulations se confondent, il devient vital de repenser notre rapport aux contenus médiatiques.

Dans ce contexte, l’introduction d’une matière dédiée à l’éducation aux médias dans les écoles tunisiennes prend tout son sens. Non pas comme un complément pédagogique, mais comme une réponse structurante à une crise de civilisation. Préparer les jeunes à interagir avec ce nouvel environnement informationnel revient à leur donner les moyens de décoder, d’analyser, de résister — et, plus encore, de participer à une société plus lucide et mieux informée.

Car éduquer aux médias aujourd’hui, ce n’est pas seulement apprendre à consommer de l’information. C’est d’abord cultiver une pensée critique, apte à identifier les récits dominants et à résister aux logiques de manipulation. C’est aussi lutter contre la désinformation, de plus en plus sophistiquée, qui prolifère sur les réseaux. C’est encore permettre aux élèves de développer une citoyenneté numérique consciente, de comprendre le rôle des médias dans l’équilibre démocratique, et de produire eux-mêmes des contenus informatifs, créatifs ou citoyens. En d’autres termes, il s’agit de former une génération non pas passive face aux flux numériques, mais active, créative et responsable.

Mais encore faut-il redéfinir ce que recouvre aujourd’hui le mot « média ». Longtemps cantonné à la presse écrite, à la radio ou à la télévision, ce terme englobe désormais des plateformes sociales comme TikTok, Instagram ou YouTube. Ces dernières ne sont plus de simples réseaux de partage, mais de véritables producteurs d’opinion, d’influence, et de narration collective. En juin 2025, Neal Mohan, PDG de YouTube, déclarait que YouTube Shorts génère à lui seul plus de 200 milliards de vues par jour — un chiffre triplé en un an.

Cette croissance exponentielle s’inscrit dans un glissement profond : les plateformes sociales sont devenues les nouveaux médias de référence, notamment pour les jeunes générations.

Ce bouleversement se double d’un changement radical dans les habitudes de consommation. Une étude du Pew Research Center publiée en juillet 2025 montre que 83 % des adultes américains utilisent des services de streaming, alors que seuls 36 % sont encore abonnés à la télévision par câble. Cette mutation est aussi visible à l’échelle mondiale, comme en atteste une infographie publiée par Statista, qui montre qu’en 2019, le temps moyen passé chaque jour sur Internet (170 minutes) a dépassé pour la première fois celui consacré à la télévision (167 minutes), marquant la fin symbolique d’une ère.

Ce basculement n’est pas qu’une affaire de supports ou de minutes. Il s’inscrit dans une nouvelle temporalité façonnée par la logique de l’économie de l’attention. L’information n’est plus structurée pour être comprise, mais pour capter l’œil, générer du clic, être partagée. Les algorithmes invisibles déterminent ce qui émerge et ce qui disparaît. Dans cette économie, la vérité devient secondaire ; la viralité, elle, devient centrale. 

L’éducation aux médias ne peut donc plus se contenter d’apprendre à utiliser des outils. Elle doit faire émerger une culture numérique critique, capable de décrypter les mécanismes invisibles : logiques algorithmiques, systèmes de recommandation, collecte des données personnelles, bulles de filtre ou encore dynamiques de viralité.

Ce chantier ne saurait être confié à une simple approche technicienne, ni à une logique moralisante. Il appelle à une réforme en profondeur du système éducatif et à la création d’un champ disciplinaire autonome. C’est ici que l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information (IPSI) a un rôle crucial à jouer. Mais l’enjeu dépasse la formation des journalistes. Il s’agit désormais de former des enseignants spécialisés en culture médiatique, ancrés dans les sciences de l’information, les humanités numériques, la sociologie de la communication et la pédagogie. L’IPSI pourrait être à l’avant-garde de cette mutation, en construisant une filière dédiée, apte à produire des contenus pédagogiques, à accompagner les enseignants, et à irriguer le débat éducatif.

L’urgence de cette transformation se renforce avec l’émergence de l’intelligence artificielle générative. D’après un rapport de SimilarWeb, les requêtes liées à ChatGPT ont bondi de 212 % en quelques mois, tandis que le trafic vers les sites d’actualités a chuté de 26 %. Ce nouvel acteur informationnel impose un nouveau type de vigilance : il faudra apprendre à identifier les biais dans les textes générés, à distinguer un résumé d’une véritable analyse, à ne pas confondre fluidité linguistique et vérité factuelle.

Dans ce monde désorienté, l’école a le devoir de redevenir une boussole. L’éducation aux médias ne consiste pas seulement à transmettre des outils, mais à structurer une méthode, une capacité de discernement, une posture réflexive. Elle doit devenir un pilier de la démocratie, un rempart contre les manipulations, un outil d’inclusion numérique. La Tunisie a une chance historique : inscrire cette éducation comme un droit fondamental.

Mais cela suppose une vision claire, une stratégie cohérente, et une volonté politique forte. Et c’est à l’IPSI de montrer la voie.

Par Mohamed Ali Souissi + IA
 


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