Ni ingérence, ni silence : La Tunisie, fidèle à ses principes et à la paix

Alors que les tensions régionales ravivent parfois des incompréhensions ou des jugements hâtifs, la Tunisie rappelle son attachement à ses principes : solidarité, respect mutuel et souveraineté. Depuis 2011, elle a tendu la main à ses voisins dans l’épreuve, sans jamais renier sa singularité. Aujourd’hui encore, elle choisit la voie de la paix, avec constance et dignité.
La Presse — Le 16 mai 2025, la Tunisie a exprimé, par la voix de son ministère des Affaires étrangères, sa vive inquiétude face à l’escalade des tensions sécuritaires à Tripoli. Fidèle à sa tradition diplomatique fondée sur la retenue, la Tunisie a appelé à un arrêt immédiat des violences en Libye, exhortant toutes les parties à privilégier le dialogue sous l’égide des Nations unies. Elle a même offert d’accueillir sur son territoire un dialogue inter-libyen, réaffirmant son attachement à une solution politique inclusive et pacifique, respectueuse de la souveraineté libyenne.
Cet appel s’inscrit dans la continuité d’une diplomatie tunisienne souvent saluée pour sa sagesse. Mais faut-il pour autant lier le destin de la Tunisie à celui de la Libye ? La question mérite d’être posée.
Chaque peuple affronte son destin
L’histoire montre que chaque peuple doit tracer son propre chemin vers la démocratie, l’unité de l’État et la prospérité. Il ne suffit pas de souhaiter la paix à son voisin : encore faut-il que ce dernier soit prêt à en comprendre le prix.
La Tunisie elle-même a traversé une décennie d’épreuves intenses. Après la révolution de 2011, un vent d’espoir a soufflé sur le pays, mais aussi un profond bouleversement. Lorsque les islamistes, porteurs d’un discours séduisant pour une partie de la population, ont accédé au pouvoir, beaucoup ont ressenti un mélange d’espoir et de crainte. En revanche, nombreux étaient ceux — journalistes, intellectuels, militants, citoyens engagés — qui ont tiré la sonnette d’alarme. Ils dénonçaient un manque évident de compétence dans la gestion des affaires publiques, une instrumentalisation de la religion à des fins électoralistes, et surtout, les menaces qui pesaient sur les valeurs fondamentales de la République tunisienne : la laïcité, les droits de l’homme, la liberté d’expression, les acquis de la femme, l’enseignement républicain et public. Ces voix, pourtant courageuses et lucides, sont restées trop souvent inaudibles dans le tumulte des urnes et de la passion populaire.
Car derrière ce choix, il y avait une réalité profonde ; une partie significative de la population tunisienne, encore marquée par les traumatismes et les injustices de la dictature passée, a vu dans ces nouveaux acteurs une promesse de justice et de changement. Ce soutien, teinté d’empathie et d’espoir, traduisait avant tout un désir ardent de rupture avec le passé, mais aussi une grande réceptivité face aux discours qui savaient mêler habilement foi et politique.
Le résultat fut une décennie où les illusions ont peu à peu cédé la place à des défis majeurs : une gouvernance souvent chaotique, des fractures sociales accentuées, une montée de la corruption, et des vagues d’attentats terroristes qui ont mis à rude épreuve la cohésion nationale. Mais cette période, aussi douloureuse soit-elle, a été une école de résilience. La Tunisie, malgré les vents contraires, a appris à se reconstruire, à repenser son modèle, et à affirmer sa volonté de préserver la démocratie et la paix civile.
Ces acquis sont aujourd’hui plus que jamais à préserver et à renforcer, car ils représentent une part essentielle de la promesse républicaine tunisienne, un rempart contre les forces de division et de régression. Ainsi, il a fallu dix années de gouvernance calamiteuse, d’attentats, de corruption galopante et de régression sociale pour que l’illusion s’effondre. Ces épreuves, aussi douloureuses soient-elles, ont été formatrices. La Tunisie a appris, mais en payant le prix fort.
La Libye, un État morcelé
La Libye, quant à elle, reste profondément fragmentée. L’héritage tribal, les ingérences étrangères, les rivalités régionales et la prolifération d’armes compliquent toute perspective d’unité. À l’Est comme à l’Ouest, les divisions internes sont nombreuses, et chaque clan poursuit ses intérêts au détriment d’un projet national commun. En l’état, aucun dialogue ne pourra porter ses fruits sans une volonté réelle des Libyens eux-mêmes de dépasser le tribalisme et le clanisme et de construire un État souverain et inclusif.
C’est pourquoi la position tunisienne, appelant à un dialogue libyco-libyen, est pertinente. Mais elle ne peut porter qu’à la condition que les Libyens soient prêts à écrire ensemble leur propre avenir.
Pour rappel, les attentats de 2015, contre le musée du Bardo et la plage de Sousse, puis la sanglante attaque de Ben Guerdane en 2016, ont révélé au monde la vulnérabilité de la Tunisie, mais aussi sa capacité de résistance. À Ben Guerdane, des civils désarmés ont affronté des terroristes armés. La population s’est dressée, unie, contre la barbarie. Cet épisode est devenu un symbole national de courage et d’unité. Il a démontré que, même dans les régions qui se considèrent comme les plus marginalisées, le sentiment d’appartenance à la nation a transcendé les clivages tribaux ou régionaux. Ce sentiment d’unité nationale n’a pas encore émergé en Libye. Force est de le reconnaître, sans condescendance, mais avec lucidité.
Blessures et déception
Alors qu’en 2011 la Libye s’enfonçait dans le chaos, la Tunisie a ouvert ses bras. Des dizaines de milliers de Libyens ont trouvé refuge et ravitaillements dans les villes tunisiennes. Les produits subventionnés par l’État tunisien, leur ont été accessibles sans réserve. Cette solidarité spontanée, assumée sans calcul ni condition, n’a pourtant jamais vraiment été reconnue. Pire encore, les Tunisiens ont été, encore dernièrement, la cible de campagnes de dénigrement, qu’elles viennent de l’Est ou de l’Ouest. Du côté libyen, certains ont traité les Tunisiens de «Fattarine Romdhane» (non-jeûneurs), moqués pour leur laïcité ou leur mode de vie et accusés à tort de vouloir s’approprier un patrimoine culturel commun. Du côté algérien aussi, des propos condescendants, parfois blessants, ont été relayés, alimentant une amertume diffuse. Ces stigmatisations, injustes et répétées, ont laissé chez de nombreux Tunisiens une blessure vive, voire un sentiment de trahison, d’autant plus douloureux qu’elles ont visé un peuple qui, spontanément et sans rien attendre en retour, avait toujours tendu la main.
Fidèles à leur tradition d’hospitalité, les Tunisiens ont toujours accueilli leurs voisins avec bienveillance, y compris lors de périodes, proches ou lointaines, où les produits de première nécessité venaient à manquer des deux côtés de la frontière, qu’ils partageaient alors sans distinction de nationalité. C’est pourquoi les scènes humiliantes, où l’on voyait nos compatriotes arrêtés aux frontières et leurs modestes emplettes confisquées, ont profondément choqué. Pour beaucoup de Tunisiens, ces images ont laissé un goût amer, durable et douloureux.
Respect mutuel et dignité nationale
Face à ces humiliations et à ces jugements, de nombreux Tunisiens ont choisi de répondre parfois avec calme, parfois avec virulence, mais toujours avec une grande fermeté, rappelant que leur foi, leur manière de croire, ou de ne pas croire, et de vivre, relèvent de l’intime. Cela ne regarde ni les voisins ni les donneurs de leçons. La religion, pour eux, est une affaire de conscience, un lien personnel avec Dieu, non un étendard brandi.
De plus, la Tunisie a connu, elle aussi, la peur, les deuils, les fractures. Elle a vu le fanatisme tenter de s’imposer, semer la terreur, faire vaciller l’État. Et pourtant, notre pays a tenu bon. Il a résisté, sans jamais renier ce qu’il est : une terre de liberté, de pluralisme, de débat, parfois difficile, mais sincère.
Aujourd’hui, la Tunisie renouvelle son appel à la retenue auprès de son voisin libyen, encourageant le dialogue et l’apaisement. Et cette fois, les Tunisiens attendent quelque chose en retour : non pas des remerciements, encore moins une dette, mais du respect. Car la fraternité ne se décrète pas à sens unique, et l’hospitalité ne doit pas se transformer en soumission silencieuse. La Tunisie peut être généreuse, solidaire, ouverte, et elle l’a prouvé. Mais elle n’acceptera plus que cette générosité serve à l’humilier ou à la caricaturer. Il est temps que chacun, dans la région, regarde l’autre avec égards. C’est le seul chemin possible si, tout en respectant la souveraineté de chacun, on veut bâtir ensemble un avenir digne.
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