Mohamed Ali Ben Zina, Démographe à La Presse : « La Tunisie peut encore profiter de sa fenêtre démographique »

Les résultats d’un recensement constituent toujours un moment de vérité. Ils dévoilent les enjeux démographiques sous-tendus par des dynamiques sociales et économiques prévalant sur une période donnée et permettent d’orienter les politiques publiques en conséquence. Celui de 2024 a mis en lumière certaines constantes que la Tunisie connaît depuis des décennies, mais aussi de nouvelles tendances démographiques, comme le vieillissement de la population, souvent perçu comme une menace. La Tunisie a-t-elle refermé sa fenêtre démographique ? Les difficultés économiques de la dernière décennie ont-elles pesé sur la croissance démographique ? Éléments de réponse avec le démographe Mohamed Ali Ben Zina.
La Presse — Les premiers résultats du 13e recensement général de la population et de l’habitat (RGPH) en Tunisie viennent d’être dévoilés. On parle déjà de changement du comportement procréateur des Tunisiens, du vieillissement de la population et de nouveaux défis démographiques. Quelles sont les données clés qui ressortent de ce dénombrement ?
Pour la première fois, le recensement révèle une baisse très importante — jamais enregistrée jusqu’ici en Tunisie — du taux d’accroissement de la population. Ce recul a été constaté en 2021, une année marquée par les effets notables de la pandémie de Covid-19, qui a eu un impact à la fois sur la mortalité, en hausse, et sur la natalité, en baisse : deux facteurs déterminants de l’accroissement naturel. En effet, le taux de natalité a reculé de manière significative, tandis que celui de la mortalité a augmenté pour dépasser, pour la première fois, les 9 pour mille. Au cours des années précédant la pandémie, le taux de mortalité avait légèrement progressé, passant de 5,5 pour mille à 6,5 pour mille.
Certes, cette hausse peut être expliquée en partie par le vieillissement de la population, mais le saut entre 6,5 et 9 pour mille constitue une première historique. Toujours en 2021, on a enregistré un taux d’accroissement démographique particulièrement faible, à seulement 0,45 %. Cette tendance s’est confirmée en 2022, avec un taux de 0,55 %. Or, lorsque l’on considère le taux moyen sur l’ensemble de la période, qui est de 0,87 %, on comprend que, avant la pandémie, le taux d’accroissement se situait autour de 1 % par an. Ce qui confirme l’impact significatif de la crise sanitaire sur la croissance démographique. Parmi les autres indicateurs mis en lumière par ce recensement figure également le rapport de masculinité, qui mesure la proportion de femmes par rapport aux hommes. Celui-ci affiche une évolution sans précédent : 50,7 % de femmes contre 49,3 % d’hommes.
Concernant cet indicateur particulièrement, est-ce qu’on dispose d’autres chiffres plus détaillés qui permettent de comprendre ce phénomène et les raisons de cet écart ?
Pour mieux comprendre l’évolution de ce phénomène, il faut remonter le temps. En 1966, l’Etat tunisien indépendant réalisait son tout premier recensement national (celui de 1956 avait été planifié et réalisé sous le protectorat français) À cette époque, le rapport de masculinité montrait une situation inverse à celle d’aujourd’hui : 51,1 % d’hommes contre 48,9 % de femmes. Cet écart, en faveur de la population masculine, laisse supposer des causes liées à la condition féminine. De manière générale, dans toute société, on observe un équilibre entre les sexes, sauf en cas d’intervention humaine. Cette intervention peut prendre différentes formes. Par exemple, la politique de l’enfant unique menée jadis par la Chine (aujourd’hui abolie) a conduit à un déséquilibre en faveur de la population masculine, notamment en raison de la préférence des parents pour les garçons. En effet, des études suggèrent que dans plusieurs pays pratiquant l’avortement sélectif, les couples choisissaient d’interrompre la grossesse lorsqu’il s’agissait d’une fille. Un tel cas ne peut se produire en Tunisie, où l’avortement n’est pas autorisé après le troisième mois de grossesse, soit précisément la période à partir de laquelle le sexe du bébé est déterminé.
Pour rappel, lorsqu’il n’y a pas d’intervention humaine, le rapport universel est de 105 garçons pour 100 filles. Donc à la naissance, il y a toujours plus de garçons que de filles. Le fait que le nombre des garçons diminue après, peut être expliqué par la fragilité qui touche davantage les garçons que les filles. Progressivement l’équilibre entre les deux sexes s’installe et après, vers des âges avancés, l’espérance de vie des femmes dépasse celle des hommes. Ce phénomène s’explique par des facteurs sanitaires (différences biologiques) mais aussi sociaux (les hommes étant davantage exposés au tabagisme, aux accidents…). Les données de l’INS confirment qu’à la naissance, les garçons sont plus nombreux que les filles (51,3 % contre 48,7 %). Cette tendance se maintient jusqu’à l’âge de 20 ans. À partir de cet âge, une quasi-égalité s’installe, puis un écart en faveur des femmes commence à se creuser. Pour les plus jeunes, ce décalage s’explique par les dynamiques migratoires. En effet, bien que les femmes migrent de plus en plus, la population migrante reste composée, selon la dernière enquête Tunisia Hims, aux deux tiers d’hommes et un tiers de femmes. On observe également que l’écart devient de plus en plus marqué, à partir de 65 ans. Cela est en rapport avec la différence de l’espérance de vie entre les sexes — un phénomène connu sous le nom de surmortalité masculine (Pour l’anecdote, une psychologue en faisant ce constat avait écrit un livre qui s’intitule : « Le sexe fort n’est pas celui qu’on croit »).
On a également pointé une tendance au vieillissement de la population. Est- ce que ce phénomène aura des répercussions sur le système de sécurité sociale en Tunisie?
Tout d’abord, il convient de lever la confusion entre vieillissement de la population et vieillesse. En langue arabe, l’expression prête moins à confusion : le terme « taharom », qui désigne le vieillissement démographique, fait directement référence à la pyramide des âges. Historiquement, la structure de la population se présentait sous forme pyramidale : une base large représentant les jeunes, qui se rétrécit à mesure que l’on avance en âge, jusqu’au sommet composé des plus âgés. La confusion vient de l’idée que le vieillissement démographique est généré par l’augmentation du nombre des personnes âgées.
Or, ce qui se passe actuellement est un phénomène de structure, c’est-à-dire que la structure pyramidale est en train de changer. Elle change lorsque la base de la pyramide se rétrécit, toute proportion gardée, même si l’effectif des personnes âgées n’augmente pas, ces derniers vont être surreprésentées dans la pyramide. C’est-à-dire que leur nombre devient proportionnellement plus important. Deux phénomènes se produisent actuellement en Tunisie : l’augmentation du nombre de personnes âgées, en raison de la hausse de l’espérance de vie et la baisse de la natalité, qui est le facteur déterminant dans le processus du vieillissement de la population. Lorsque les naissances diminuent, la base de la pyramide se rétrécit et son sommet devient plus large. Par exemple, dans les années 1980, 60 % de la population était âgée de moins de 20 ans. Aujourd’hui, le recul du nombre d’enfants à la base de la pyramide fait que la proportion des plus âgés devient plus importante. Il est vrai qu’au cours des cinq premières années de la dernière décennie, le nombre des enfants âgés de 5 à 9 ans a diminué mais cette diminution reste faible par rapport à celle du nombre des enfants de la génération d’avant c’est-à-dire ceux qui sont âgés de 10 à 14 ans. Donc, la baisse du taux de natalité au cours de la première partie de la décennie 2014-2024, était faible et elle s’est accélérée au cours de la deuxième période de cette même décennie.
Cette tendance reflète non seulement l’effet de la pandémie, mais aussi celui des perspectives économiques sur le taux de natalité. Résultat : la base de la pyramide, constituée des 0 à 5 ans, s’est contractée de 3 %. Bien sûr, ces changements ont un impact sur l’équilibre démographique ainsi que sur celui des caisses des retraites, etc. Ces déséquilibres peuvent être atténués, si on arrive à exploiter suffisamment la population en âge d’activité aujourd’hui caractérisée par un taux d’inactivité assez élevé surtout pour les femmes et par un taux de chômage situé encore à des niveaux assez importants. Si on fait augmenter le taux d’activité et baisser le taux de chômage par des politiques appropriées, on peut éviter ces déséquilibres. Car, pour l’heure, on n’a pas encore un problème très important de vieillissement de la population. On n’est pas encore une population vieille.
Mais l’âge médian qui est de 35 ans est assez élevé ?
Il est vrai que l’âge médian est en progression constante. Cependant, avec un âge médian de 35 ans, cela signifie que la moitié de la population est encore âgée de moins de 35 ans.
En déduisant la part des moins de 24 ans, on constate que la Tunisie dispose encore d’un groupe jeune actif significatif. De plus, faudrait-il rappeler que les personnes de 35 ans resteront en activité pendant encore 30 ans. Cela signifie que la Tunisie bénéficie actuellement d’une fenêtre démographique, parce que cette population en âge d’activités représente une force pour le pays. D’un côté, la baisse du taux de natalité va engendrer une réduction des besoins et des dépenses d’éducation puisque le nombre d’enfants diminue. Et en même temps, la proportion des personnes âgées n’est pas alarmante. Cette situation permet à l’Etat de réemployer ses ressources et de profiter de cette fenêtre démographique pour améliorer un petit peu la situation du pays.
Selon les premiers résultats, l’habitat jumelé domine les autres types de logements avec plus de 48 % du parc résidentiel, alors qu’auparavant, les villas représentaient le mode d’habitat privilégié en Tunisie. S’agit-il d’un indicateur du changement dans le comportement résidentiel en Tunisie ?
Le recensement a révélé des données relatives à l’habitat qui sont très intéressantes. Deux chiffres retiennent particulièrement l’attention : la prédominance de l’habitat jumelé, et l’augmentation du nombre de logements avec la présence de plus de 800.000 logements inhabités. La présence de logements secondaires inhabités est un phénomène connu en Tunisie.
On peut également supposer que les promoteurs disposent de logements encore invendus. Mais le volume de logements inhabités est important et je trouve que l’idée que les promoteurs puissent produire des centaines de milliers de logements invendus n’est pas plausible. Les derniers résultats publiés par l’INS sur l’indice du prix de l’immobilier le confirment. On peut supposer que ce changement important constaté, au niveau de la répartition des logements en Tunisie, est particulièrement lié à la nouvelle procédure du recensement qui a intégré le numérique d’une façon importante. En mai 2024, l’INS a procédé à un pré-recensement permettant de géolocaliser et de recenser tous les logements existants. La manière dont la question a été posée aux ménages est également déterminante : s’agissait-il d’une seule maison ou d’étages indépendants ? Beaucoup de villas sont désormais divisées en unités séparées, habitées par plusieurs ménages, ce qui expliquerait le poids croissant de l’habitat jumelé. Je pense que le nouveau protocole de localisation numérique a beaucoup amélioré le recensement des logements en tenant compte de ce type de logement où il y a plusieurs ménages qui partagent une grande villa répartie en plusieurs logements jumelés.
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