Maher Belhadj a La Presse : « Le décret 327 produira ses effets à moyen terme »

L’économiste et financier Maher Belhadj décortique pour les lecteurs de La Presse le décret n°327 de l’année 2025 interdisant le recours à la sous-traitance dans le secteur public et actant la dissolution de la société publique « Ittassalia Services ». Un décret qui vient en application des derniers amendements du Code du travail.
Comment évaluez-vous l’impact global de ce décret sur la qualité de l’emploi, l’efficacité administrative et la transparence dans le secteur public tunisien ?
Cette loi, bien que porteuse d’une réelle avancée, n’en est pas moins perfectible. Prenons le cas des syndicats de copropriété, dont le modèle économique repose souvent sur des prestataires externes. Ces structures ne sont généralement pas équipées pour embaucher directement leur personnel, comme les agents d’entretien ou les concierges, ce qui les contraint à passer par des sociétés de services.
Leur situation financière est par ailleurs fragile, avec des adhérents parfois en retard de cotisations, voire en défaut de paiement, ce qui déséquilibre leur trésorerie. Et contrairement à d’autres entités, les syndicats n’ont pas la possibilité de recourir à un crédit bancaire, la loi leur interdisant tout endettement.
Cela pose un problème concret: comment assumer une masse salariale fixe sans revenus stables ni capacité d’emprunt ? Dans ce contexte, une exclusion des syndicats immobiliers du champ d’application de cette loi, ou à défaut, des aménagements spécifiques, paraît nécessaire pour éviter des difficultés supplémentaires à ces acteurs déjà en tension.
Dans quelle mesure cette initiative gouvernementale pourrait-elle inspirer des réformes similaires dans le secteur privé pour mieux lutter contre la précarité de l’emploi ?
Pour que cette loi soit pleinement constitutionnelle, il est essentiel qu’elle s’applique de manière cohérente à l’ensemble des secteurs : fonction publique, secteur public et secteur privé.
Je considère que l’approche adoptée par le gouvernement et l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) est judicieuse : commencer par le secteur public avant d’étendre la réforme au privé. Cette progressivité permettra au secteur privé de s’inspirer des solutions déjà mises en place, facilitant ainsi leur application et réduisant les éventuelles difficultés.
Cette démarche favorisera une stabilité économique et sociale plus large, y compris dans le secteur privé. Elle contribuera également à la création de richesse, car l’amélioration des conditions des salariés se traduira par une plus grande productivité et un meilleur climat social.
Prenons un exemple concret : aujourd’hui, dans certaines banques, des employés titulaires d’un master en finance ou en droit travaillent depuis deux ou trois ans sous des contrats de sous-traitance, avec des salaires dérisoires – parfois 600 dinars par mois. Ces travailleurs se voient privés de leurs droits fondamentaux, ce qui est profondément injuste.
Grâce à cette réforme, de telles situations seront corrigées. Les salariés pourront enfin exercer leur métier dans des conditions dignes, avec la reconnaissance et la rémunération qu’ils méritent. L’objectif est clair : instaurer un environnement de travail équitable, où chaque employé trouve à la fois un épanouissement professionnel et des garanties sociales solides. C’est une vision que j’ai toujours défendue, et cette loi marque une étape cruciale dans cette direction.
Peut-on considérer que la fin de la sous-traitance met un terme à certaines formes de gestion parallèle ou informelle dans la fonction publique ?
Absolument. Cette loi mettra un terme à toute forme de sous-traitance, y compris les modes de gestion parallèles ou informels, voire à des situations assimilables à de l’esclavage. Malheureusement, ces pratiques nuisent gravement à la productivité, aux droits des salariés et à la stabilité économique d’une partie importante de la population. Sur le long terme, cette mesure constitue donc une avancée positive.
Cependant, son impact se fera pleinement sentir à moyen terme, c’est-à-dire au-delà d’un an. En effet, le Tunisien, de nature conservatrice, perçoit l’innovation et le changement comme des défis difficiles à accepter. Dans le contexte actuel, l’adoption de nouvelles alternatives ne se fera pas sans résistance. Toutefois, face à une obligation incontournable, les mentalités évoluent. Prenons l’exemple d’une suppression totale des paiements en espèces et par chèque : si l’État impose la carte bancaire comme unique moyen de transaction, les Tunisiens finiront par s’y adapter, et cette pratique deviendra, avec le temps, une habitude ancrée dans leur quotidien.
Ce décret peut-il contribuer à une meilleure efficacité de l’administration publique ou risque-t-il d’alourdir sa gestion ?
L’infrastructure de gestion des ressources humaines est déjà opérationnelle. L’intégration des agents en sous-traitance et de ceux sous contrat CDD entraînera simplement une augmentation des effectifs, sans nécessiter de coûts supplémentaires – sauf en cas de recours à la digitalisation.
Par ailleurs, les agents dont la situation sera régularisée verront leur pouvoir d’achat s’améliorer, stimulant ainsi l’économie nationale. Ils pourront également accéder plus facilement aux prêts bancaires, ce qui renforcera leur inclusion financière.
Cette mesure ne devrait pas alourdir la gestion administrative. Au contraire, elle pourrait même la simplifier : auparavant, l’administration supportait des coûts plus élevés en passant par des sociétés de services. Désormais, ces agents seront intégrés directement dans la grille salariale, réduisant les intermédiaires et optimisant les dépenses. Cette réforme s’inscrit donc dans une logique d’efficacité et de rationalisation des ressources publiques. Il est instructif de revenir aux années 1990.
À cette époque, en l’absence de système d’alternance, l’État tunisien disposait d’une marge de manœuvre plus large en matière de recrutement. Cette capacité d’embaucher de manière structurée et à moindre coût offrait un double avantage : elle garantissait une stabilité socioéconomique à une partie significative de la population, tout en préservant l’équilibre financier et social du pays. Une dynamique qui contraste avec les réalités actuelles.
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