Lotfi Abdelli dénude les Tunisiens

Les réseaux sociaux tunisiens sont en pleine effervescence depuis deux jours, suite à l’intervention des sécuritaires dans le spectacle de Lotfi Abdelli. Entre ceux qui défendent la liberté d’expression et ceux qui défendent les bonnes mœurs, le « débat » fait rage… Est-ce un débat déjà ? Peut-on dire que les échanges sur les réseaux sociaux sont une forme de « débat » ?
La journée du dimanche 7 août était bien partie pourtant. L’humoriste Lotfi Abdelli, un des plus célèbres et des plus appréciés de la scène humoristique tunisienne, a partagé un « live » dans lequel il promet aux Sfaxiens un spectacle sans pareil. Il montre à la caméra les dizaines d’œufs « mraoueb » (œufs à la coque) qu’il a achetées avec son équipe pour se booster et montre une réelle impatience de rencontrer le « magnifique » public du Festival international de Sfax et ses cinq mille spectateurs.
Le soir venu, les choses ne se sont pas déroulées comme prévu, cependant. Lotfi Abdelli a été égal à lui-même, c’est-à-dire un humoriste qui pousse les lignes en usant d’un lexique dérogeant aux usages. Rien de particulier quand on le compare à des Jean-Marie Bigard, Laurent Baffie, Jeff Panacloc ou Paul Mirabel. Même que Abdelli peut sembler un saint comparé à eux.
Sauf que voilà, le lexique ne passe pas chez tout le monde. La même personne qui profère des obscénités dans la rue et rit aux éclats devant des humoristes étrangers insolents, devient soudain puritaine et avocate des bonnes mœurs quand un artiste ou un créateur tunisien ose parler au-dessous de la ceinture à la télévision, au théâtre, voire même au cinéma. Le même Tunisien qui s’abonne à l’IP TV et ses centaines de chaînes pornographiques et à Netflix et ses centaines de films et de séries défendant les LGBT et les couples gays, refuse catégoriquement une scène de nu sur une chaîne de télévision tunisienne ou qu’une fiction évoque l’homosexualité. Ce même Tunisien qui ne s’offusque guère des tenues légères abordées par les touristes en été mais souhaiterait couvrir, de la tête aux pieds, ses concitoyennes ou à les insulter dans la rue. Celui-là même qui, lorsqu’il vit à l’étranger, accepte qu’on mange en terrasse devant lui à Ramadan, mais accuse ses concitoyens qui ne font pas le jeûne de ne pas respecter sa foi et de porter atteinte à ses sentiments de croyant.
Lotfi Abdelli a dérogé à cette règle orthodoxe non dite, a proféré des obscénités (merde), en a insinué des autres et a envoyé des doigts d’honneur. Une bonne partie du théâtre où se déroule le spectacle a ri, d’après les vidéos circulant sur les réseaux sociaux. Une autre partie a préféré quitter les lieux.
« Les Sfaxiens sont conservateurs et aiment sortir au théâtre en famille, ils n’ont pas à subir ce genre de vulgarités ! Lotfi Abdelli n’a pas respecté le public, Lotfi Abdelli n’a pas respecté les familles, Lotfi Abdelli ne fait pas de l’art, Lotfi Abdelli est vulgaire, point », s’excite un de ses critiques.
Mais que faisaient ces puritains de façade dans un spectacle de quelqu’un qui a toujours puisé dans ce registre ? Ils s’attendaient à voir Molière en allant voir Abdelli ? Ceux qui payent pour voir Abdelli sur scène connaissent très bien le registre de l’artiste et sa manière graveleuse de critiquer.
Le problème n’est plus là, hélas. La Tunisie de Kaïs Saïed est bien au-dessous.
La scène où l’on voit le doigt d’honneur était assez particulière, car ce doigt ne visait pas n’importe quel quidam, il visait le président de la République, le gouvernement et les différents hauts responsables de l’État. Scandale ! La police monte sur scène, c’est le tohu-bohu. Les spectateurs, soi-disant choqués par les propos, s’en prennent au comédien et à son producteur Mohamed Boudhina. Ce dernier est physiquement agressé. Tout le monde se déchaîne. Lotfi Abdelli échappe in extremis à une vraie raclée. Le spectacle est interrompu et on décide, dans la foulée, de reporter tous les spectacles.
Dans la nuit du dimanche au lundi, les syndicats sécuritaires montent au créneau et appellent la police à ne plus sécuriser les spectacles de Lotfi Abdelli.
Un syndicaliste sort lundi matin pour dire que la police est là pour préserver les bonnes mœurs et le bon goût et que, désormais, elle va se retirer chaque fois que ceux-ci sont atteints !
Le ministère de l’Intérieur donne, de son côté, une version plus light se voulant républicaine. Il a ainsi démenti tout refus des sécuritaires de sécuriser le spectacle de Lotfi Abdelli et a indiqué que celui-ci s’était attaqué à l’institution sécuritaire avec un geste obscène ce qui a suscité l’ire des unités déployées pour sécuriser le spectacle.
Il a ajouté que les agents de sécurité étaient restés sur place jusqu’à la fin du spectacle et qu’ils avaient, en plus, raccompagné l’humoriste jusqu’à son hôtel.
Le département a fait savoir que le Parquet, consulté, avait ordonné l’ouverture d’une enquête sur les circonstances dans lesquelles cet incident a eu lieu en plus d’une enquête administrative au sein du ministère de l’Intérieur.
Du côté de l’artiste, on a cependant un autre son de cloche. Son avocate dément le ministère de l’Intérieur et nous affirme que l’humoriste a dû quitter Sfax à l’arrière d’un pick-up couvert d’une bâche et d’un escabeau. « La police ne l’a pas accompagné jusqu’à l’hôtel, ceci est faux », dit-elle à Business News précisant que ce qui s’est passé est très grave et que la police se dote de pouvoirs illimités en toute impunité.
C’est également faux que de dire que l’humoriste s’est attaqué à l’institution sécuritaire avec un geste obscène, car le geste ne visait pas particulièrement la police, il visait la classe dirigeante.
Lundi soir, assailli de toutes parts, Lotfi Abdelli affirme dans un post Facebook avoir décidé de quitter définitivement le pays. « Vous avez volé le peu d’espoir que j’avais ! », conclut-il abattu.
Mardi matin, la Ligue des Droits de l’Homme monte au créneau et met en garde contre une éventuelle transformation des forces de l’ordre en des milices de « la promotion de la vertu et de la prévention du vice ».
Retour aux réseaux sociaux, certains applaudissent le comportement des sécuritaires et lancent des « bon débarras » à l’encontre de l’humoriste que l’on juge vulgaire et à qui on refuse le titre d’artiste et créateur.
D’autres attirent l’attention sur le danger de ce qui se passe sous nos yeux ! « Mais de quel droit la police s’immisce-t-elle dans un travail artistique, quelle que soit la qualité de ce travail ! », peut-on lire ici et là.
Indépendamment de ce qu’on dit, il est des faits inédits qui se passent sous nos yeux, avec la bénédiction du ministère de l’Intérieur.
Jamais, au grand jamais, la police ne s’est immiscée par le passé pour juger la qualité d’un travail artistique.
Dans les pays qui se respectent, des dizaines d’artistes montent chaque soir sur scène pour injurier ouvertement la police, sans que celle-ci ne réagisse. Cela s’appelle la liberté d’expression.
Si l’on suit la logique des syndicats sécuritaires, quelqu’un comme Coluche ou Dieudonné, auraient été lynchés vivants en Tunisie !
La police a une mission bien définie par la loi, partout dans le monde. Elle est là pour sécuriser des endroits bien déterminés et n’a pas à se mettre en colère. Si l’artiste la diffame ou l’injure, elle n’a qu’à déposer plainte !
Par ailleurs, et à propos de la qualité des œuvres de Lotfi Abdelli, libre à chacun de le juger vulgaire. Mais, d’après qu’on sache, Abdelli n’a jamais imposé à quiconque d’aller le voir ! Son registre est connu et les puritains et autres élitistes n’ont qu’à le boycotter !
La vérité est, hélas, plus simple. Ceux qui se disent puritains sont les mêmes qui rient devant les obscénités des artistes français. Ceux qui se disent élitistes n’ont jamais exprimé une quelconque critique de qualité à propos d’une quelconque œuvre artistique. Pourquoi ? Parce qu’ils prétendent être ce qu’ils ne sont pas. Les vrais puritains et élitistes ne se sont pas du tout senti concernés par Lotfi Abdelli et n’ont jamais vu ses spectacles. Si ça se trouve, ils ne savent même pas qui c’est.
Quant à la police, sa réaction par rapport au doigt d’honneur parait un peu trop simpliste. Ce n’est pas la première fois qu’elle est la cible d’attaques d’artistes. Ce qui a dérangé dimanche soir notre police, c’est que Lotfi Abdelli s’en est pris directement au président de la République. Pour se faire bien voir par sa hiérarchie, elle a cherché à créer un incident polémique. Objectif atteint en plein dans le mille.
Avec son spectacle, et son éventuel départ, Lotfi Abdelli a dénudé la schizophrénie des Tunisiens et l’opportunisme de la police et attesté de la mort de la liberté d’expression en Tunisie.
Raouf Ben Hédi
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