Culture

Dialogues éphémères | Verbe, médiation et récit

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Quand on parle de Verbe, on parle d’une parole qui traverse le monde mais dont l’origine est hors du monde. Dans le langage savant on dira qu’elle est extra-mondaine. Et parce que la tradition abrahamique est celle qui consacre un Dieu transcendant, la conception de la parole qu’il adresse à l’homme correspond justement à cette définition du Verbe. Or la réception de telle parole requiert une «médiation» … Mais qu’est-ce qu’une médiation? Et quel est son lien avec les récits produits par ladite tradition ? L’échange de ce jour tourne autour de ces questions.

Po : L’idée que les trois religions abrahamiques ont chacune leur conception particulière du Verbe, et que cette différence de conception s’exprime à travers une pratique particulière de la « médiation », cette idée est ce qui nous a fait espérer qu’en partant des modes de médiation et en confrontant ensuite les conceptions, nous en viendrions à nous faire du Verbe une représentation plus claire… Maintenant, je vois que certains d’entre vous dans la salle s’agitent… Il semble que ce thème de la médiation aurait besoin qu’on s’y arrête un peu pour le rendre plus intelligible : n’est-ce pas ? Je ne me trompe pas ! Je vais donc m’essayer à une explication. En commençant par rappeler ce qui a été dit la dernière fois quand nous avons d’abord parlé du texte du Coran comme dédoublement du Verbe en islam, du corps du Christ ensuite comme autre forme de dédoublement du Verbe dans le cas du christianisme et, enfin, de l’ange, de la Torah et du prophète dans la tradition juive… Mais on avait évoqué aussi, à propos de cette tradition, l’épisode de Moïse et du buisson ardent. Cet épisode est évoqué dans le Coran, mais on peut dire qu’il occupe dans la Bible une position assez centrale, parce qu’il marque le moment de la rencontre entre Dieu et le peuple hébreux, à travers la personne de son représentant en ce moment fatidique de la sortie d’Égypte. Le récit biblique rapporte que Moïse faisait paître le troupeau de son beau-père lorsque « l’ange de l’Éternel lui apparut dans une flamme de feu, au milieu d’un buisson ». Ce passage est tiré du livre de l’Exode, plus précisément au début du chapitre 3, et on note l’allusion à l’ange. L’ange est également présent dans le récit d’Abraham, mais il est significatif que la suite du texte donne lieu à une éclipse de l’ange, pour ainsi dire, et que l’on assiste à un échange direct entre Dieu et Moïse. Le texte poursuit plus loin ainsi : « L’Éternel vit qu’il se détournait pour voir ; et Dieu l’appela du milieu du buisson, et dit : Moïse, Moïse ! Et il répondit : Me voici ! ». Puis Dieu se dévoile en révélant : « Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob ». Moïse reçoit donc l’écho du Verbe, mais cet écho résonne du milieu du buisson. Non pas cependant des branchages du buisson, mais de ce feu dont ce dernier était inondé sans pour autant en être consumé. Faut-il penser que le feu du buisson joue le rôle de voile derrière lequel se tient le Verbe de Dieu ? Ou que c’est au contraire du cœur du buisson en feu que le Verbe retentit ? Le texte de la Bible nous indique que l’appel provient « du milieu du buisson ». « Du milieu » n’est pas « de derrière ». Le buisson est donc le lieu même de l’épiphanie. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’au moment de recueillir le Verbe de Dieu, Moïse a devant lui un buisson et que ce buisson lui parle : il ne parlerait pas s’il n’était pas en feu, et il ne parlerait pas si ce feu lui-même n’était pas un feu de Dieu. Mais il parle. Le buisson n’est pas Dieu, cependant il porte en lui la parole de Dieu. C’est cela la médiation… Mais le terme de médiation est relatif. Dans ce récit, le buisson assure la médiation entre Dieu et Moïse. Dans la suite du récit, c’est Moïse qui va endosser le rôle de la médiation quand il va s’agir de rapporter au peuple hébreux ce qu’il vient de vivre et la mission qui attend ce dernier pour l’avenir… Et ce rôle, on peut dire qu’il va le garder ensuite jusqu’à sa mort.

Md : Il y a donc, d’une part, une pluralité de médiations et, d’autre part, une chaîne de médiations qui se décline au gré des situations.

Ph : Le problème se complique du fait que tout ce qui est rapporté ici relève du récit, que ce récit figure dans un livre et que le livre lui-même joue à son tour un rôle de médiation. En réalité, toute médiation existe dans l’élément du récit. Avant même que l’épisode du buisson ne fasse l’objet d’un texte, et qu’il puisse ensuite traverser les générations sans risque d’être altéré parce qu’il a été fixé par le poinçon des lettres, il est déjà dans le récit. J’ose même dire qu’il n’a pas d’existence en dehors du récit. Ce que nous rapporte le passage de l’Exode, c’est d’abord ce que Moïse se raconte à lui-même au moment où il vit ce qu’il vit, et c’est ensuite, mais à vrai dire dans le même temps, ce qu’il s’apprête à raconter à ses compagnons et, au-delà, ce qu’il veut rapporter de sa rencontre au monde, par-delà toute frontière de langue ou de peuple. Les événements ne précèdent pas le récit : c’est le récit qui précède. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le discours qui témoigne, à la façon dont Moïse le fait dans cet épisode, ne peut pas rejoindre celui de l’historien : c’est l’historien qui attend la survenue des événements pour les mettre ensuite dans la trame d’un récit. Chercher une sorte de coïncidence entre les deux récits, ou soumettre le récit « mosaïque » au test de la vérité de l’historien, c’est se méprendre sur la relation qui existe entre les deux types de récits et c’est ignorer le fait qu’en voulant soumettre l’un aux normes de vérité de l’autre, cela revient à le nier…

Po : Si tout ce qui survient en lien avec le Verbe de Dieu est toujours déjà dans l’élément du récit, peut-on parler du récit comme d’une médiation ? N’est-ce pas de langue qu’on devrait plutôt parler, en ce sens que le Verbe parle dans la langue du récit ?

Ph : En un sens, le récit n’est pas médiation : il est ce en quoi prend place la médiation. L’épisode du buisson ardent présente le cas d’une médiation, mais cette médiation elle-même nous est rapportée par le récit qu’en fait Moïse et, si l’on se place maintenant du point de vue du livre, de la Bible, par le récit qui nous raconte l’histoire de Moïse, ou l’histoire des récits de Moïse… Les récits s’emboîtent !

Md : Dire qu’il n’y a pas d’événement en dehors du récit revient à dire que le récit est lui-même l’événement. Et alors la question de savoir ce qui s’est réellement passé en dehors du récit est une question qui demeure sans réponse…

Ph : Oui, elle demeure sans réponse. Parce qu’en réalité elle est hors de propos. Puisque le propos, comme je viens de le dire, c’est le récit de l’événement et non l’événement. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu événement : peut-être y en a-t-il eu. Mais ce n’est pas ce qui importe ici… Maintenant, revenons à la question : le récit lui-même est-il médiation ou est-il la langue en laquelle se met en place la médiation ? Quand nous avons évoqué l’islam, nous avons dit que la médiation se concentre dans le livre : le Coran. C’est par le Coran que le musulman reçoit le Verbe de Dieu. On laissera de côté la question de la lecture qui fait qu’il y a effectivement écoute ou, au contraire, échec de l’écoute, ou qui fait que l’écoute se tourne finalement vers un verbe qui n’est plus de Dieu mais d’un discours étranger – d’ordre théologico-politique – s’étant insinué dans le texte… Rappelons-nous ce que nous avons dit de la lecture du texte coranique comme lecture devant lire contre le texte ! De lire contre le texte pour dégager la perspective qui ouvre sur le Verbe… Peut-être pouvons-nous dire : qui ouvre sur « la mère du Livre », pour autant du moins qu’avec cette expression l’on soit sûrs de se tourner vers un lieu extra-mondain d’où seul peut surgir le Verbe. Car on est bien d’accord que le risque d’une lecture qui se détourne du Verbe est élevé, en raison d’une approche fétichiste du texte qui a été consacrée par l’habitude. Et que pour conjurer ce risque, il ne suffit pas de lire correctement ou convenablement : ce n’est pas assez pour déjouer l’obstacle qui conduit à dériver du côté du verbe intramondain, et de s’installer donc dans cette surdité qu’on a évoquée la semaine dernière pour souligner qu’elle était synonyme de nouveau paganisme… Mais fermons cette parenthèse : le Coran, disais-je, joue en islam le rôle de la médiation. Si tel est le cas, nous devrions retrouver le récit en lequel la médiation entre en scène. Mais comme le Coran est un livre, il contient aussi des récits : certains ont une origine biblique, d’autres non. Parmi ces récits, on va retrouver celui du buisson ardent, avec quelques aménagements (Coran 28, 30). Ce récit reprend à son compte la médiation opérée par le buisson (chajara). C’est à nouveau du buisson que parvient à Moïse la parole de Dieu qui, cette fois, s’adresse à lui en ces termes: « Ô Moïse, c’est moi, le Dieu des univers ». Mais, de la même manière que Moïse reçoit la parole de Dieu du buisson, le musulman reçoit du texte du Coran – parole de Dieu – ce récit de Moïse et du buisson ardent. Autrement dit, le Coran est l’élément de la médiation tout en comportant en son sein des récits qui mettent à leur tour en scène des éléments de médiation… Vous aurez noté la différence entre les deux récits, biblique et coranique, dans la parole par laquelle Dieu se présente à Moïse. Dans l’un, elle dit : « Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob », tandis que dans l’autre elle dit : « C’est moi, le Dieu des univers ». Le Dieu des univers est le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, mais le fait que le texte du Coran utilise la première formulation n’est pas sans signification. Or c’est justement en se penchant sur la signification possible de cette différence qu’on est amené à considérer le récit en lequel le Coran s’installe dans le rôle de la médiation. Il y a de la même façon un récit en lequel la personne de Jésus prend le rôle de la médiation, c’est-à-dire qu’il est ce buisson ardent d’où surgit la parole de Dieu : ce récit nous le trouvons dans les Évangiles…

Po : Les Évangiles qui, rappelons-le, ne sont pas dans le rôle de la médiation, mais seulement dans celui qui consiste à témoigner que c’est l’homme Jésus qui l’est. Dans le cas du Coran, le livre est à la fois parole de Dieu – donc médiation – et lieu où l’on recueille le récit par lequel il est raconté à l’homme comment le Coran accède lui-même au rôle de médiation…

Md : je suppose que tu fais allusion ici au récit qui nous retrace l’histoire du Prophète Muhammad et la façon dont il reçoit la Révélation.

Po : Oui, bien sûr. Mais je pense que le récit en question déborde le cadre de ce qu’on trouve dans le texte du Coran. C’est d’ailleurs ce qui explique peut-être que les dits du Prophète prennent le relai pour produire à leur tour du récit autour de l’irruption du Coran comme médiation…

Md : Il est clair que se met en place une tension au sein de la tradition abrahamique autour de la question de la validité de telle ou telle médiation. Ce qui peut surprendre, puisqu’on a dit, au départ, qu’il y avait une multiplicité de médiations. On a évoqué l’ange, les textes du livre saint, le cri des prophètes, sans être exhaustifs. Ces formes différentes de médiation coexistaient sans que l’une ne cherchât à se prévaloir d’une plus grande légitimité sur les autres. Avec l’arrivée du christianisme, tout change. L’idée est que le Verbe de Dieu est tout entier dans la personne de Jésus-Christ. La médiation devient centrale. En elle se rassemblent toutes les autres médiations et, désormais, il n’est pas d’autre voie pour recevoir la parole de Dieu que de la recueillir de la personne du Christ : il est le seul et unique « buisson ardent » de l’univers. Et dans la mort et la résurrection du Christ, tout est dit : est-ce que je me trompe en parlant de la sorte ?

Ph : Non, je ne pense pas que tu te trompes. Du point de vue du récit chrétien, le Verbe de Dieu n’a rien à ajouter à ce qu’il dit dans la personne de Jésus qui meurt sur la croix et qui ressuscite le troisième jour. Il y a là une parole finale qui reprend toutes les autres, depuis la Création jusqu’à la fin du monde.

Md : Oui mais voilà : que faire du récit issu de l’alliance d’Abraham et de la mission de Moïse, dont le peuple juif s’est fait dépositaire et au nom duquel il clame son élection ? Parce que ce récit n’accepte pas de s’immoler dans le récit chrétien, il s’ensuit que le symbole du Christ comme médiation centrale est rejeté. Et ce même rejet est repris ensuite à partir du récit musulman qui n’entend pas pour autant rétablir dans son droit le récit juif, puisqu’à son tour il revendique la centralité du Coran comme médiation. Car le Coran a bien, lui aussi, ce statut de médiation centrale : toute la communauté des croyants musulmans se reconnaît dans le fait que c’est à travers l’écho vivant du texte coranique qu’elle reçoit la parole de Dieu, et de nul autre canal. C’est cette conception centralisatrice de la médiation qui pousse chaque récit à l’affirmation de son droit exclusif à porter le Verbe… Pour les Juifs qui considèrent l’état des lieux, si je puis dire, les chrétiens et les musulmans n’ont fait que parasiter leur récit : ils l’ont utilisé à leurs fins pour ensuite le reléguer dans les archives du monothéisme abrahamique. Pour les chrétiens, le même reproche du parasitage est adressé aux musulmans, auquel ils en ajoutent un autre qui n’épargne pas les Juifs, à savoir la dureté du cœur qui rend sourd à la parole d’amour qui est celle de Dieu en Jésus-Christ. Dans les Évangiles, on trouve aussi cette parole de Jésus, qui vise les Juifs en particulier : « Ne prétendez pas dire en vous-mêmes : Nous avons Abraham pour père ! Car je vous déclare que de ces pierres-ci Dieu peut susciter des enfants à Abraham. » Au reproche de la dureté s’ajoute donc celui de la vanité. Enfin, pour les musulmans, l’argument serait le suivant en ce qui concerne les Juifs, à savoir que ces derniers s’obstinent à se prévaloir de l’Alliance d’Abraham alors qu’ils sont éparpillés aux quatre vents et qu’ils sont rendus incapables d’honorer la mission : mission devant être à la hauteur d’un Dieu qui est, comme dit le Coran, le « Dieu des univers ». Et, en ce qui concerne les Chrétiens, il s’énoncerait vraisemblablement en ces termes : ce n’est pas avec la parole d’amour dont Jésus se fait l’écho que l’on peut gagner le monde à l’ordre de Dieu et de ses récits. Il y faut le sabre et une voix qui menace de châtiment éternel. Sans cela, on risque de trainer le sort du martyr, ou alors de servir de faire-valoir à un empire – l’empire romain – qui reste marqué par son passé païen et polythéiste. Je pense à ce propos que l’accusation d’« associationisme » (chirk) adressée au christianisme en raison du thème de la Trinité n’a pas de sens en dehors du contexte d’alliance entre christianisme et empire romain. Du point de vue musulman, ce n’est pas tant l’empire romain qui a été christianisé que le christianisme qui a été paganisé en devenant religion d’un empire au passé païen. Il convient donc de créer un nouvel empire dont le projet unique et initial est d’établir l’ordre de Dieu : ordre en vertu duquel le Verbe se fait entendre dans le monde. Ce qui aura été rendu possible parce que la voix du Coran aura prévalu, et que les moyens théologico-politico-militaires auront été dûment mobilisés afin que cela advienne effectivement… On voit donc de quelle façon les récits cohabitent en s’excluant les uns les autres. Mais comment peut-on parler à leur sujet de « récits du Verbe », même si chaque récit met en place, comme on a dit, une « médiation » qui, à son tour, met en scène l’irruption du Verbe dans la vie des hommes ?

Ph : Oui, est-ce que les « récits du Verbe » méritent encore leur nom quand ils se trouvent entraînés sur le terrain de cette relation conflictuelle entre eux ? Et est-ce que les médiations qu’ils nous présentent ne risquent pas de pâtir de ce conflit des récits ? La question se pose, même si les religieux de chacune des « chapelles » voudraient s’enfermer dans l’univers de leur quant-à-soi, en feignant que le conflit de leur récit avec les autres n’est qu’un mauvais rêve, ou qu’il ne porte pas à conséquence. Mais le Verbe de Dieu peut s’insinuer à nouveau ici, par-delà les atmosphères confinées. Il peut ressurgir à chaque fois que tel ou tel récit se laisse gagner par l’ambition de reprendre à son compte les autres récits sans se renier : au contraire, en y retrouvant la matière d’une naissance nouvelle.

Md : La formule est belle, mais aurait besoin de quelques développements si on veut la sauver d’un irénisme à bon compte…

Ph : Je suis d’accord : ce soupçon est fondé. Mais mon avis est qu’il ne s’agit pas d’un irénisme à bon compte, comme tu dis. Il s’agit d’un dépassement du conflit qui, non seulement réconcilie la tradition abrahamique avec l’éclat du Verbe de Dieu, mais rétablit aussi le récit du Verbe dans sa capacité à redonner vie aux récits du monde, selon le projet – thérapeutique – que nous nous étions proposé d’envisager.

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